Crime et ornement

 
 
 


 
L’une des sources de l’architecture moderne du vingtième siècle — avec ses bâtiments aux volumes géométriques, ses façades unies, son absence de décor – se situe dans un manifeste de l’architecte autrichien Adolf Loos intitulé Ornement et crime.
D’abord présenté sous la forme de conférences à Vienne en 1910, ce texte théorique est publié en français dans la revue Cahiers d’aujourd’hui en 1913, puis repris dans L’esprit nouveau, en 1920, avec une présentation enthousiaste de Le Corbusier qui contribuera à lui donner une résonance internationale. 
 
Annonce pour l'une des conférence d'Adolf Loos "Ornement et crime", 1913.

Comme le laisse supposer son titre, le manifeste d’Adolf Loos s’attaque à l’ornementation des bâtiments qu’il juge indigne de son temps. Criminelle, même. Il ne s’en prend pas tant, d’ailleurs, à l’éclectisme des immeubles du dix-neuvième siècle qui s’égrènent au long des boulevards de Vienne, qu’à l’Art nouveau, alors florissant.  
 
Theo Zasche, "Promenade sur le Ringstrasse", vers 1900.

Otto Wagner, station de métro de la Karlsplatz, Vienne, 1898.
 
Adolf Loos, fortement marqué par les gratte-ciels fonctionnalistes de l'école de Chicago et le minimalisme des constructions vernaculaires des Cyclades, prône au contraire une architecture sobre et dépouillée. 
 
Louis Sullivan, Prudential building, Buffalo, 1896. - Ile de Paros, Grèce.
 
L’immeuble, qu’il construit sur la Michaelerplatz de Vienne en 1910, en constitue l’un des premiers exemples. 
 
Adolf Loos, immeuble Michaelerplatz, Vienne, 1910.
 
Un exemple qui, rétrospectivement, nous paraît bien timide avec son toit en pente et son parement de marbre en rez-de-chaussée. Mais un exemple trop sévère, considèrent les édiles locaux, qui trouvent qu’il jure avec le palais impérial de la Hofburg dont l’une des entrées est située de l’autre côté de la place. Néanmoins, pour arrondir les angles – si on peut dire – ces derniers se contenteront de l’ajout de géraniums aux fenêtres du bâtiment.
Par la suite, Loos aura l’occasion de pousser le dépouillement bien plus loin dans une série de villas représentatives du courant moderne en architecture. 

Adolf Loos, villa Müller, Prague, 1925.


Crime 
 
Refus de l’ornement, certes, mais pourquoi crime ?
On a interprété l’utilisation de ce terme comme une dénonciation de l’atteinte criminelle que le décor fait subir à la pureté des formes architecturales.
Or, le propos de Loos n’est pas aussi net. "Ce qui m’enrage, ce n’est pas le dommage esthétique, c’est le dommage économique". Gâcher du temps et de l’argent à fabriquer des ornements, "voilà le crime en présence duquel on n’a pas le droit de se croiser les bras."
Cependant, la justification économique n'est que l'un des nombreux arguments annexes qu'il déploie pour étayer sa thèse. La présence du "crime" possède une tout autre raison. Elle s’explique par le contexte culturel dans lequel s’est élaborée la pensée de Loos : d’une part, une conception évolutionniste des cultures héritée d’un darwinisme mal digéré, d’autre part, une anthropologie criminelle, très en vogue à la fin du dix-neuvième siècle, basée sur la stigmatisation des déformations du crâne et du corps, ainsi que l’usage des tatouages par les prisonniers. 
 
Tatouage de prisonnier russe, 20e siècle.

"Plus le niveau culturel d’un peuple est bas," explique-t-il dans une conférence de 1898, "plus il est extravagant dans ses ornements, ses décorations. L’Indien recouvre chaque objet, chaque bateau, chaque rame, chaque flèche de couches successives d’ornements."
Douze ans plus tard, dans Ornement et crime, il poursuit : "J’ai fait la découverte suivante, que j’ai transmise au monde : l’évolution de la culture est synonyme de la suppression de l’ornementation des objets d’usage quotidien."
L’ornement, lorsqu’il subsiste à son époque, est donc signe de dégénérescence. "Une personne moderne tatouée est soit un criminel, soit un dégénéré. Il existe des prisons dans lesquelles quatre-vingt pour cent des criminels sont tatoués. Les personnes tatouées qui ne sont pas en prison sont soit des criminels latents, soit des aristocrates dégénérés."
Selon Loos, on peut donc considérer que l’ornement sur le corps du bâtiment est comme un tatouage qui trahit un crime culturel et architectural.

Otto Wagner, façade d'immeuble, 1898.

 
Ornement
 
Malgré son origine intellectuelle douteuse (mais, il faut le reconnaître, souvent passée sous silence), la thèse selon laquelle l’ornement est un crime a largement essaimé dans la pensée architecturale et le design. Pour le meilleur, de splendides bâtiments minimalistes. Et pour le pire, des kyrielles d’immeubles aux façades déprimantes, résultat croisé de contraintes budgétaires insoutenables et de paresse créative. 
 
Robert Mallet-Stevens, villa Noailles, 1925.
 
Ensemble d'immeubles, Sorgues, 1960.

La tristesse indéniable de ces fameux "clapiers" et autres "boîtes à chaussures" des années 1960 a d’ailleurs fini par provoquer un retour de bâton. Dans les années 1980, le courant post-moderne réintroduit le décor de façade sous la forme d’un néo-classicisme plus ou moins bien digéré.
 
Ricardo Bofill, "Les espaces d'Abraxas", Marnes-la-Vallée, 1982.

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Alors, ornement ou pas d’ornement ? Crime ou amnistie ?
Le débat qui animait les penseurs de l’architecture à la fin du vingtième siècle semble un peu retombé. Mais il faut dire qu’il menait à une impasse. La question ne pouvait pas trouver de réponse car elle était mal posée. Pour pouvoir amener un éclairage nouveau, il est nécessaire de faire un pas de côté et de replacer la question dans un contexte plus large.
 
De même qu’il n’y a ni nature ni culture, mais un même environnement dans lequel l’être humain n’est qu’une composante en perpétuelle interaction avec les autres, il n’existe pas de formes architecturales qui seraient la pure expression des fonctions matérielles auxquelles elles répondent, et sur lesquelles on surajouterait (ou non) des ornements, comme des cerises plus ou moins digestes sur un gâteau.

Josef Maria Olbrich, palais de la Sécession viennoise, 1897.

La caractéristique de l’être humain est "d’esthétiser" chacune de ses productions pour générer du sens. Les préhistoriens et archéologues observent ce phénomène aussi loin qu’on puisse remonter dans le temps. Et les ethnologues l’ont constaté dans toutes les civilisations.
Cela vaut aussi, bien sûr, pour les bâtiments. Ce sont des œuvres dont on attend, non seulement  qu’elles nous abritent mais, également, qu’elles participent à la signification du monde. Et le rôle des "ornements" – c’est-à-dire des éléments qui ne font pas directement partie de la structure du bâtiment – consiste à faire dialoguer l’édifice avec l’ensemble du système de valeurs de la société qui l’a produit. 
 
Edward Curtis, "Tipi assiniboine", 1928.

Les tentes des indiens des plaines d’Amérique du Nord constituent des abris très performants contre la pluie, le froid ou la chaleur, tout en étant rapidement démontables et faciles à transporter pour répondre aux usages de ces peuples nomades. Mais ce sont aussi des images du monde. Les perches principales de la structure représentent les piliers de la terre, le trou à fumée, la porte du ciel. Quant aux motifs peints sur le revêtement, ils ancrent l’histoire personnelle des habitants dans les mythes fondateurs de leur société. Tous ces éléments, structurels, mythologiques et "ornementaux" ne font qu’un dans l'univers mental des indiens.
 
C’est ainsi que cela fonctionne dans les sociétés non-européennes, comme le notait Loos, mais c’est aussi le cas en occident. Dans le passé comme à son époque. 

Palais de la Hofburg, entrée sur la Michaelerplatz, Vienne.
 
L’ordonnancement de la façade du palais de la Hofburg, la superposition des styles, les sculptures et autres éléments de décor baroque évoquent non seulement la puissance impériale mais, également, tous les signes d’une culture qui s’est sédimentée au fil des siècles et qui berce la vie et l’esprit des citoyens de l’empire austro-hongrois. 
 
De même, n'en déplaise à Adolf Loos et au courant d'architecture fonctionnaliste, les volumes minimalistes des villas modernes des années 1920-1930 sont loin d’être purement fonctionnels. Il s’agit d’un jeu de pleins et de vides, de surfaces et d’ouvertures, des sculptures habitables qui renvoient au monde intellectuel et artistique de l’esthétique moderne et à son goût pour l’abstraction.
 
Kasimir Malevitch, "Composition suprématiste", 1915. - Theo Van Doesburg et Cornelis Van Eesteren, maquette de maison particulière, 1923.

Derrière leur apparence austère, d'ailleurs, s'ouvre un univers de luxueux design, inspiré par les formes du monde industriel et les croisières transatlantiques.  
Dans les faits, l'enveloppe extérieure de ces villas constitue le signe de reconnaissance des élites avant-gardistes de l’époque et constitue leur tatouage mental. 
L’absence d’ornement fonctionne comme un ornement. 
 
Un intérieur de la villa Noailles, vers 1930.

 
Forme et attention

Une architecture n’est pas simplement une sculpture, encore moins un tableau destiné uniquement à la contemplation. C’est un ensemble d’espaces dans lequel on se déplace, vit, travaille, se repose.
Pourtant, dans le débat public que suscitent certains édifices controversés, on évoque rarement la manière dont sont distribués les espaces, la lumière qui les baigne ou la subtilité des agencements intérieurs, c'est-à-dire ses qualités architecturales. Pour la plupart des personnes, y compris ses usagers, un bâtiment – monument, immeuble ou maisonnette – vaut d'abord par son apparence, c'est-à-dire l'image mentale qu'on s'en fait, avec toutes les connotations sociales et culturelles que cela implique.
C'est pourquoi, pour comprendre la réception d'un édifice, l'analyse de ses effets intentionnels et de ses dispositifs attentionnels nous est une aide précieuse.

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On peut décrire les effets intentionnels d'un bâtiment comme le halo d’intentions, plus ou moins conscientes, que dégage son architecture. Intentions de ses concepteurs, mais aussi intentions que lui attribuent ceux qui le découvrent en cherchant à lui donner du sens.
 
Les passants viennois, comme la plupart des touristes aujourd'hui, adorent les moulures dorées parce qu’elles renvoient aux fastes de la cour impériale qui les font rêver. Par contre, ils abominent les murs en brique qui leur évoquent le monde du travail et la misère ouvrière. 
Ils rejettent, dans un premier temps, les immeubles Art nouveau dont le vocabulaire visuel les surprend, puis finissent, pour certains d’entre eux, par adopter leur luxuriante splendeur. 
 
Otto Wagner et Koloman Moser, "La maison des muses", Vienne, 1898-99.
 
Quand à l’absence d’ornement de l’immeuble de Loos sur la Michaelerplatz, il ne fait pas partie de leur système de valeurs et ne possède aucun élément susceptible de charmer le regard. Il leur paraît tout simplement indigent et le surnomment "l'immeuble sans sourcils".

"Looshaus", l'immeuble d'Adolf Loos aujourd'hui.

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Une part de la difficile acceptation de l’architecture moderne par la majorité du public s'explique, en effet, par son refus de l'ornement, c'est-à-dire par un choix de dispositifs attentionnels radicalement différents de ceux auxquels ont fait appel les édifices occidentaux des siècles passés. 

Les architectures médiévales, celles de la Renaissance,
ainsi que celles des époques suivantes jusqu'à l'Art nouveau, mettent en place de riches traitements de façade. Comme c’est le cas pour certaines peintures, elles tirent parti du vertigineux pouvoir que la vibration optique exerce sur le cerveau et compensent la reposante mais ennuyeuse symétrie des édifices par le frémissement de surfaces visuellement saturées.

Palais du Belvédère, Vienne, 1714-23. - Gustav Klimt, "L'attente", 1905-1909.

L’architecture moderne, quant à elle, fonctionne sur un principe opposé. L'attention est interpellée et retenue par un jeu savant de volumes et d'ouvertures, la balance entre l'équilibre et la dissymétrie des formes, tandis que la simplicité des surfaces sans ornementation apporte, en contrepoint, calme et apaisement.
 
Adolf Loos, villa Winternitz, Prague, 1932.
 
Trouver la juste mesure entre la monotonie des surfaces et la stimulation offerte par les volumes s'avère un numéro d'équilibriste délicat à mettre en place. 
De ce point de vue, l’immeuble de Loos sur la Michaelerplatz n’est pas très réussi. En reprenant le profil des immeubles qu’il prolonge, il se prive de la richesse du jeu de volumes que permettent les villas qu’il réalisera plus tard. De ce fait, il n’accomplit que la moitié du programme visuel que nécessite la satisfaction de l’attention des regardeurs. 
L’ajout de géraniums aux fenêtres constitue la réponse, maladroite, au besoin de compenser ce déficit… 
 
Détail de la façade de la Looshaus.
 
 
Délit de faciès
 
Quelques années plus tard, Le Corbusier sera confronté à un problème semblable. 
En 1926, l'industriel et mécène éclairé Henri Frugès fait appel à lui pour réaliser un programme de logements destinés à ses employés. Mais ceux-ci, très vite, se déclarent insatisfaits par ces maisons qui ne répondent ni à leurs critères esthétique, ni à leur mode de vie. Pour convaincre les nouveaux habitants du lotissement, surnommé le "quartier marocain", un dépliant est édité pour leur expliquer que "l’aspect extérieur ne plaît pas toujours au premier abord, mais l’expérience nous a prouvé que l’œil s’habitue très vite à des formes simples et pures et qu’il ne tarde pas à découvrir une beauté plus grande que dans les formes compliquées alourdies de sculptures et d’ornements."
 
Le Corbusier, cité Frugès, Pessac, 1926.
 
Néanmoins, les habitants, peu convaincus par ces arguments, éliminent progressivement les signes distinctifs de l'architecture moderne en fragmentant les baies filantes, en ajoutant des jardinières et, dans certains cas, des toitures en pente, tout cela dans le but de donner à leurs habitations un aspect plus conforme à l'image que doit avoir, selon eux, un pavillon de banlieue. 
 
La cité Frugès en 1967.
 
Ce n'est qu'à la fin du vingtième siècle, lorsque l'art et l'architecture moderne seront définitivement intégrés au bagage culturel d'une bonne partie de la population – celle des décideurs, tout au moins – que les bâtiments seront petit à petit restaurés dans l'état souhaité par Le Corbusier.  
En 2016, leur classement par l'UNESCO scellera définitivement leur image sous le film de cellophane que constitue la patrimonialisation de l'architecture.

La cité Frugès en 2019 après restauration partielle.

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Plus encore que la peinture ou la sculpture, l'architecture nous permet de comprendre comment fonctionne l'appréciation des images ou leur rejet. La question du goût ne repose pas uniquement sur des critères individuels. Il s'agit, avant tout, que les images s'insèrent dans l'organisation du monde que nous partageons avec le groupe social auquel nous nous référons. 
Apprécier une image, c'est comme choisir sa maison ou le motif de tatouage dont nous couvrirons notre corps pour montrer aux autres, et surtout à nous-mêmes, à quelle tribu nous appartenons.

Peter Blake, "Homme tatoué", 2015.
 

 
 





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