L'effet des images

 
Les œuvres d’art, le plus souvent, n’arrivent pas seules. Elles sont nimbées d’une aura. Leur réputation, ou celle de leur auteur, nous prépare à les accueillir favorablement. Quand au cadre dans lequel on les découvre (musée, galerie ou livre d’art), il renforce cet effet. Parfois, même, leur auteur s’adresse directement à nous au travers du message explicite que porte son travail. Il s’agit-là d’effets intentionnels

Ces effets nous parlent, attirent notre attention et nous placent dans les conditions appropriées pour être réceptif aux œuvres, pour tourner vers elles ce qu’on peut appeler un regard esthétique.

 

Norman Rockwell, « Le connaisseur », 1961.
 

 
Mais ce n'est pas toujours le cas. Lorsqu'on découvre sur internet la photographie d’Elger Esser intitulée « Metz, France », elle ne dispose de rien de tout cela. Elle se présente parmi des centaines d’autres, ne porte aucun message évident et le nom de son auteur n’est réputé que dans le cercle restreint de la photographie contemporaine... 
 
Résultats de recherche d'image pour l'île du Petit-Saulcy à Metz.
 
Dans ces circonstances, son unique effet intentionnel réside dans son apparence, dans sa palette de couleurs et l'agencement de ses formes. Ce sont eux qui nous indiquent que cette image n’est pas une photo purement descriptive de l’île du Petit-Saulcy et du Temple Neuf à Metz, comme celles que peut utiliser l'office de tourisme pour promouvoir ce site, mais qu'elle appartient à un tout autre registre. 

Elger Esser, "Metz, France", tirage à l’halogénure d’argent, 2010.
 
Dans un premier temps, ce qui attire notre attention, dans la photo d’Elger Esser, c’est l’effet de surprise produit par le traitement photographique particulier et, notamment, le rendu atypique des couleurs et des contrastes.   

L’esprit humain ne peut s’empêcher de chercher le sens de ce qu’il perçoit. Face à cette photo, nous sommes involontairement amenés à rechercher en nous-même ce que ce type d’image nous évoque. Les pistes les plus probables sont : une peinture, une estampe, un dessin à la mine sépia. Ou, si nous avons quelque connaissance de l’histoire de la photographie, une œuvre relevant du pictorialisme, c’est-à-dire un type de tirage photographique qui, à la fin du dix-neuvième siècle, cherchait précisément à s’affranchir de la reproduction mécanique du monde en inventant de savants procédés visuels, afin de montrer que leur auteur n’était pas seulement un technicien mais aussi un véritable artiste.

Si bien que, quelles que soient les références qu’évoque en nous la photo d’Elger Esser, nous allons vraisemblablement la ranger dans le champ des œuvres d’art.

 
Claude Lorrain, "Matin dans le port", vers 1638.

Pictorialisme : Heinrich Kühn, "On the Hillside", 1913-1914.

Mais cet agencement formel ne se contente pas de nous dire "ceci est une œuvre d’art". Ce serait un peu court. La plupart du temps, la réputation ne suffit pas. On peut facilement le constater, nombre d'œuvres réputées n'ont aucun effet sur leurs regardeurs. L'agencement formel d'une œuvre doit aussi être capable d'agir. Il doit pouvoir modeler notre esprit pour nous faire ressentir quelque chose au plus profond de nous-même, pour nous entraîner dans une expérience esthétique.  

Les œuvres d’art correspondent précisément à cela : il s'agit d'instruments esthétiques, des instruments destinés à induire ce mode de vigilance singulier qu’est l’expérience esthétique. Et, pour parvenir à ce résultat, ils doivent réunir un assemblage très sophistiqué de dispositifs capable de manipuler notre attention : des dispositifs attentionnels

 
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Comparaison entre le tirage d'Elger Esser et la photo de l'office de tourisme virée en jaune.

Le premier de ces dispositifs, on l’a vu, consiste à créer un effet de surprise. Dans le cas de la photographie d’Elger Esser, c’est principalement grâce à la lumière inattendue qui irradie l’image. Il ne s’agit pas seulement d’un "virage" jaune, comme le montre la comparaison ci-dessus. C’est un traitement subtil qui crée une ambiance irréelle.
Or, cette irréalité est montrée par un moyen de représentation que l’on associe en général à la reproduction fidèle de la réalité : la photographie. Il s’ensuit un vertige, une dissonance cognitive entre l’aspect pictural de l’œuvre et sa précision photographique. Nous nous demandons "de quoi s’agit-il exactement ? Une photo ou une peinture ?" et cette interrogation captive notre esprit comme le ferait la spirale d’un hypnotiseur.


Comparaison de la restitution des détails.

Le procédé photographique utilisé produit également un effet de stylisation. Si on compare de près cette photo avec celle de l’office de tourisme, on s’aperçoit que nombre de détails sont estompés par le traitement chimique appliqué au tirage. De plus, un long temps de pose a vraisemblablement été utilisé, ce qui a eu pour effet de lisser la surface de l’eau et de styliser encore plus l’image, renforçant son caractère pictural.

Construction en miroir et rythmes verticaux de la photographie d'Elger Esser.

Enfin, avec sa symétrie affirmée entre la partie gauche et la partie droite de la photo, le jeu de miroir autour de la ligne d’horizon et les rythmes réguliers qui scandent l’image, la composition ostensiblement géométrique de la photographie transforme ce paysage urbain en un monde irréel, comme suspendu dans l’espace et le temps. 

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Effet de surprise, vertige cognitif, stylisation des formes et composition maitrisée, tels sont les principaux dispositifs attentionnels qui permettent aux œuvres de nous toucher et de nous embarquer dans une expérience esthétique. 
Les deux premiers capturent notre attention, les deux autres nous entraînent dans un monde simplifié et cohérent. 

Nous immerger dans l’univers paisible et harmonieux qu’ils nous proposent, et le réinventer en nous grâce au phénomène de l’empathie, entraîne une réorganisation des flux discordants qui parcourent notre esprit. 
Ainsi s’explique l'effet de bien-être, d'accord avec soi-même et avec le monde qui accompagne la contemplation d’une œuvre lorsque celle-ci nous procure une expérience esthétique.

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