À quoi ressemble l'expérience esthétique ?


Lorsqu'on apprécie une œuvre d’art, nous vivons une expérience esthétique. Le monde alentour s’estompe, nous oublions notre personne et une impression de quiétude et de bien-être nous envahit. Une impression qui perdure parfois après que nous ayons réintégré l’existence quotidienne. Cette expérience peut être brève et légère au point que nous la remarquons à peine, ou suffisamment intense pour nous marquer profondément. 
 
 
Camille Corot, "Florence, vue prise des jardins Boboli", 1834.

Cette expérience, extrêmement personnelle et intime, peut se produire de manière imprévue, au détour d’un paysage par exemple, ou être délibérément recherchée en allant visiter une exposition, écouter une musique, voir un spectacle ou lire un texte.
Nombre d’auteurs ont tenté de la décrire de l’intérieur, à commencer par Stendhal qui narre, dans son Voyage en Italie, "le battement de cœur" qui le fait défaillir sur la place Santa Croce à Florence, après avoir contemplé tant d'œuvres d'une "beauté sublime".

Le tableau "Salvator Mundi" exposé dans les locaux de Christies à New York.

 En 2017, un impressionnant dispositif a été mis en place pour susciter cette expérience et enregistrer la manière dont elle se traduit sur le visage de ceux qui la vivent.
Il ne s’agissait pas d’une recherche menée par un laboratoire de neurologie afin de mesurer les influx nerveux et l'activation des réseaux neuronaux face aux œuvres, mais d’une entreprise de communication aux enjeux financiers conséquents. En effet, cette année-là, Christies, la société de vente aux enchères spécialisée dans les œuvres d’art, s’apprête à mettre sur le marché le Salvator Mundi, le dernier tableau attribué à Léonard de Vinci, récemment redécouvert et fraîchement restauré.

"Salvator Mundi", tableau attribué à Léonard de Vinci.

Pour accroître l'aura et donc la valeur marchande du tableau dont la qualité et l'attribution sont fortement contestées, Christies entreprend de faire accomplir au "Sauveur du Monde" une tournée digne d’une rock star : Hong Kong, Londres, San Francisco, New York. 

Dans chacune de ses agences, elle installe un dispositif scénographique destiné à provoquer une stupeur quasi religieuse chez les visiteurs. Après avoir dû patienter dans les longues files d'attente, ceux-ci parviennent dans une pièce à l'ambiance sépulcrale, savamment éclairée par des sources lumineuses dissimulées derrière des écrans noirs. Le tableau, point focal de ce mausolée, semble rayonner d’une clarté quasi divine.

Scénographie pour le "Salvator Mundi".

Une caméra, cachée sous le tableau, enregistre les réactions des visiteurs. Un film, The Last Da Vinci, réalisé par le photographe portraitiste Nadav Kander, est tiré des centaines d’heures de rushes réduites à quatre minutes et quatorze secondes. Il constitue la luxueuse et énigmatique bande-annonce de la vente à venir. Plutôt que de présenter le tableau sujet à polémique, il se focalise sur les réactions magnifiées de ses regardeurs. On y voit, en gros plan, le visage des visiteurs — anonymes ou célébrités invitées — refléter la curiosité, l'intérêt, la fascination ou le doute, émus aux larmes, frappés de stupeur, voire saisis d'une angélique béatitude…

Photogrammes extraits du film de Nadav Kander, "The Last Da Vinci", 2017.

La diversité des réactions exprimées par les visiteurs montre que l’expérience esthétique ne fonctionne pas comme un simple réflexe. C'est un mode de vigilance qui doit être activé. On peut tenter de la susciter, c’est à cela que servent les œuvres d’art qui sont des instruments destinés à induire cette expérience, mais aucun "chef d’œuvre" ne fonctionne à coup sûr. Trop de paramètres personnels entrent en jeu.

D'ailleurs, les mises en scènes élaborées par les organisateurs de spectacle pour décupler les effets attentionnels sont à double tranchant. Les longues files d’attente peuvent être interprétées positivement par les visiteurs comme un indice de l’importance de l'évènement et conforter les dispositions grégaires de certains. Mais, à l'inverse, elles risquent d'agir comme un repoussoir. Les scénographies trop sophistiquées s'exposent à passer pour de la manipulation.

File d'attente devant l'espace d'exposition de Christies au Rockefeller Center de New York.

Il reste néanmoins que nombre de visiteurs ont été sincèrement touchés par la vision du Salvator Mundi. Mais qu’est-ce qui a provoqué cet effet ? 
Le nom de Léonard de Vinci ?
Le jeu des formes et des couleurs de l'œuvre ? La mise en scène sépulcrale de l'accrochage ?
Plus vraisemblablement, une inconsciente combinaison de tout cela, propre à chacun.

Célébrités invitées : Michael Caine en incarnation involontaire de la stupeur devant le sacré,

Cate Blanchett personnifiant l'adoration des œuvres,

et Patti Smith, sceptique...

Quoi qu'il en soit, cette opération de communication a été la source d'un nouvel instrument esthétique : le film lui-même.
Si on parvient à oublier la démarche commerciale qui est à son origine, on peut facilement se laisser séduire par ce lent défilé de visages savamment éclairés et portés par la musique envoutante de Max Richter qui transforme cette description de l'expérience esthétique en expérience elle-même esthétique.
 
 
Le dispositif, en tous cas, parvient incontestablement à mobiliser l'attention. 
 

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