Photographier l'incertitude




Qu’est-ce qui nous plait dans une photo ? Qu’est-ce qui retient notre attention ? 
S'agit-il de son sujet ? De sa capacité à nous informer, à nous émouvoir ? De ses qualités plastiques ?
Un peu de tout cela probablement. Mais ces caractéristiques ne sont pas propres à la photographie. Un dessin, une peinture, un film, une vidéo possèdent également ce potentiel…
En quoi consiste, alors, la spécificité du medium photographique ?

C’est à cette question que Roland Barthes s’est attaché à répondre dans son essai La chambre claire. Pour lui, ce qui rend unique et captivante une photo, c’est ce qu’il appelle le punctum. Le punctum est un élément qui détonne au milieu de l'image, qui se détache de l'impression d'ensemble et l'arrache à l'ennui d'un document platement informatif. Cela peut être un objet incongru, l'attitude décalée d'un personnage, la complexité inattendue d'une situation... 
 
Koen Wessing, "Nicaragua", 1979.
 
Roland Barthes choisit comme exemple une photo prise par Koen Wessing durant la guerre civile au Nicaragua. Une ville en ruine, une patrouille de soldats les armes à la main, deux bonnes sœurs, probablement des auxiliaires médicales vaquant à leurs occupations. Rien de très surprenant, à première vue. Mais ce qui rend la photo particulière, c'est que ces soldats et ces bonnes sœurs, qui se croisent sans se prêter la moindre attention, ne semblent pas appartenir au même espace.
L'image dit : "Cette situation est vraie, elle a existé puisqu'un appareil photo l'a enregistrée", mais tout dans l'attitude des personnages dément leur co-présence.

Koen Wessing, "Moldavie", 1992.

De même, la force extraordinaire de certains portraits réside dans le fait que le photographe a réussi à capturer le bref moment où, derrière le masque social du modèle, transparaît la complexité surprenante d'une personne et se devine, sans qu'on puisse clairement l'analyser, la multitude de ses expériences.
 
Richard Avedon, "Marilyn Monroe, actrice, New York, 6 mai1957".

Richard Avedon, "William Casby, né esclave", 1963.
 
La photo, lorsqu'elle réussit ces tours de force ébranle nos certitudes et nous permet de découvrir une "réalité" bien plus complexe que la version schématique que nous en avions à priori. Elle crée une "discrépance", une vibration cognitive entre ce que nous nous attendions à voir du monde et ce qu'elle nous oblige à constater. 
Cette vibration, cet effet de surprise à la fois troublant et tonique, consiste en un court-circuit identique à celui qui est à l'origine des idées nouvelles. Elle constitue l'une des sources de l’expérience esthétique que la photographie est capable de susciter et, probablement, une source qu'elle ne partage avec aucun autre medium.

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Le livre de Roland Barthes a été publié en 1980. Depuis, le statut de preuve visuelle de la photographie s’est complètement évaporé. Les logiciels de retouche, en permettant de modifier une image de manière bien plus subtile que tout ce qui pouvait être réalisé auparavant, ont définitivement dissous la notion de véracité qui était associée aux images prises sur le terrain.
Certes, si autrefois on pouvait mettre en scène des photos prétendument saisies sur le vif ou faire disparaître les opposants politiques des clichés d'un congrès, réaliser des collages à peu près crédibles nécessitait énormément de travail et restait donc occasionnel comme, par exemple, pour donner à voir des projets d'architecture.

El Lissitzky, "Nuage de fer", 1925.
 
Mais, depuis la fin du vingtième siècle, grâce aux logiciels de retouche, transformer une photo est devenu monnaie courante, avec des résultats hallucinants de vérité.

Víctor Enrich, "Kaiser Hotel Munich", 2013.
 
Une part de la vibration cognitive que certaines photos étaient capables de distiller s’est donc évanouie. La photographie a rejoint la peinture dans le domaine de l’image subjective. Sa valeur de témoignage est désormais sujette à caution.
 
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Pourtant, comme chaque fois qu’une nouvelle technique apparaît, des créateurs surgissent et s’en emparent pour lui faire des enfants imprévus. Le début du vingt-et-unième siècle a donc vu naître des photographes hybrides, souvent issus de la photographie d’architecture, qui ont inventé des paysages à la fois hautement improbables mais également très crédibles. Une nouvelle forme de discrépance est alors apparue. Elle ne repose plus sur la surprise de devoir constater que l’inattendu s'avère authentique, mais sur la stupéfaction que le faux puisse paraître si vraisemblable.

Filip Dujardin, série "Fictions", 2007.
 
D’autant plus vraisemblable que, parfois, l’improbable existe.
 
Geert Goiris, "Ministère des autoroutes de Géorgie", 2003.
 
Et que, pour ajouter au vertige de la confusion, certains photographes se font un malin plaisir en sélectionnant des lieux et des cadrages qui renforcent l’irréalité de sites déjà invraisemblables.
 
Bas Princen, "Valley (Jing’an), Shangai, China", 2007.

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Le léger décalage entre ces images et la "réalité" nous permet de parcourir les rues d'un univers semi-onirique que Kafka n'aurait pas renié.   

Víctor Enrich, "Manuela is getting late", 2012.
 
Mais c'est aussi une puissante manière d'effectuer une critique sociale, architecturale et urbaine, en faisant ressortir, par exemple, le navrant façadisme qui caractérise le paysage "unidimensionnel" de nombreuses banlieues françaises.

Zacharie Gaudrillot-Roy, "Façades", 2012.
 
Ou encore, dans une démarche environnementale, de nous faire prendre conscience de la disparition de nos ciels nocturnes, en juxtaposant des vues de mégapoles avec la voûte étoilée qui les surplomberaient sans la pollution lumineuse qu'elles produisent.

Thierry Cohen, "Villes éteintes, Tokyo", 2011.
 
Quoi qu'il en soit, dans tous les cas, ce qui fait la force incroyable et l'intérêt de ces images, c'est que leur effet de vérité nous propulse presque physiquement dans les lieux qu'elles décrivent, tout en nous faisant vivre concrètement l'expérience du doute.
 
Nicolas Moulin, "Vider Paris", 1998 - 2001.
 
Comme le remarquait déjà Roland Barthes, la photo est capable de nous foudroyer avec l’immédiate évidence des dix-sept syllabes d’un haïku. Elle nous amène, ainsi, à laisser se déployer en nous une riche incertitude qui est source d'expérience esthétique. 

Filip Dujardin, série "Fictions", 2007.

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Ces images ont été réalisées avant l'arrivée de l'intelligence artificielle générative. Maintenant que la fabrication d'images construites de toutes pièces, mais d'apparence totalement véridique, est possible à moindre frais, on peut se demander ce qu'il restera de ces rares moments de discrépance que la photographie savait produire. 
 
Hasan Ragab / logiciel IA MidJourney, 2023.
 
Perdra-t-elle complètement sa spécificité pour devenir un instrument de pure fiction ?
 
Julian A.I. Art, 2023.

Ou, comme le laissent déjà supposer quelques réalisations jouant de manière à la fois subtile et percutante avec le réel, ces nouveaux instruments seront-ils capables d'engendrer des effets de discrépance tout aussi saisissants ?
 
Anonyme, "Save Gaza", 2024.

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