Lorsque nous nous retrouvons face à une image,
L’Astronome de Vermeer par exemple, nous n’enregistrons pas instantanément la lumière qu’elle réfléchit comme le ferait un appareil photo. Pour nous, il ne s’agit pas d’une simple conversion de données physiques. Nous reconstruisons progressivement l’image grâce à un complexe ensemble d’opérations s’effectuant à l’intérieur de notre cerveau.
Johannes Vermeer, "L'Astronome", vers 1668.
En effet, la rétine n’enregistre pas les informations lumineuses de manière uniforme comme le ferait un film argentique ou un capteur numérique. Seule une petite partie centrale, la zone fovéale, nous permet d’avoir une vision précise des formes et des couleurs.
Les zones de la rétine (d'après Wikimedia Commons).
Le reste, la zone périphérique, ne capte qu’une image imprécise et dépourvue d’informations chromatiques. Par contre, cette vision périphérique globale se met en place très rapidement, bien avant que l’image complète n’accède à la conscience. Cette fonction permet le contrôle des mouvements et fournit des éléments aux mécanismes d’alerte pour qu'ils puissent se déclencher, de manière réflexe, en cas de danger.
Reconstitution de "L'Astronome" en vision périphérique.
L’information visuelle précise, elle, se construit progressivement grâce aux mouvements incessants de l’œil qui permet à l’étroit cône de vision centrale de balayer l’ensemble de l’image regardée. L’oculométrie, un ensemble de techniques permettant d’enregistrer le déplacements des yeux, nous montre comment cette image s’élabore au fur et à mesure de l’exploration de la surface de l’image, comment le regard passe d’un point à un autre, revenant sur les éléments les plus saillants, avant de poursuivre son exploration.
Suivi oculaire d'un regardeur de "La vague" d'Hokusai.
Les points rouges représentent la vision fovéale. (Pablo Fontoura, "Looking at paintings - Fukami, 2018)).
Reconstitution de la perception progressive de "L'Astronome" par la vision fovéale.
Reconstitution du suivi oculaire d'un regardeur de "L'Astronome".
Cependant, le recueil de l’information lumineuse réfléchie par l’image ne constitue que le début du processus. Chaque œil transmet ces données dans l’hémisphère opposé.
Le chiasma optique (d'après Wikimedia Commons).
Là, elles sont réorganisées pour subir des traitements de plus en plus complexes selon deux voies principales.
L’une d’elles, la voie dorsale, s’occupe du traitement spatial de la scène, le géopositionnement des objets et des personnes par rapport à nous.
L’autre, la voie ventrale, gère la reconnaissance des formes, détails, contrastes, couleurs, tout cela en communiquant, dans le même temps, avec les aires cérébrales du langage, de la mémoire et des émotions, qui vont nous permettre de donner un sens et de réagir à ce que nous voyons.
Les voies dorsale et ventrale de la vision (d'après Wikimedia Commons).
En effet, à côté des données lumineuses « ascendantes » allant de l’œil vers le cerveau, ce dernier utilise des données cognitives « descendantes ». Il s'agit des compétences acquises au fil des apprentissages et des expériences qui vont nous permettre d'interpréter ce que nous avons en face de nous.
Le diagramme des voies de la vision dans le cerveau montre la complexité de la "lecture" d'une image
(d'après Christof Koch et Jean-Pierre Changeux).
En premier lieu, le contexte de l’image nous a déjà informé que nous sommes en présence d’un tableau situé au musée du Louvre, ce qui appelle un type de regard particulier à son propos.
La salle du Louvre où se trouvait, en 2018, "L'Astronome" et "La Dentelière" de Vermeer.
Ensuite, tout un ensemble d'aptitudes et de savoirs acquis depuis la plus tendre enfance nous autorise à comprendre le sens des données factuelles : identifications du visage et de la posture du corps (il s'agit d'un homme assis), rapport des objets entre eux dans l’espace (il se tient à sa table de travail où sont posés divers objets liés à son activité), reconnaissance d’indices historiques (ce qui nous permet de situer l’époque de la scène et d'inférer sa signification), etc.
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Mais au-delà de ces données factuelles, ce petit tableau possède la capacité, en retenant et en modelant notre attention, d’éveiller en nous une constellation de souvenirs, d’évocations personnelles et d’affects.
Pour ma part, je peux identifier le moment où, pour la première fois, j’ai vu la reproduction de L’Astronome dans une encyclopédie ouverte sur un coin de table de la salle à manger familiale. Plus tard, j’ai découvert l’original, lors d’une visite d’étudiants au Louvre, et l’évocation de ce souvenir convoque dans mon esprit les personnes alors présentes, la remarque triviale de l’une d’elles à propos de la tenue du savant, les rires et même, de manière anecdotique mais étonnamment présente, la lumière diffuse qui se répandait à nos pieds, sur le parquet ciré de la salle du musée.
Une matinée de printemps me revient également en mémoire. J’avais reçu une reproduction de L’Astronome en carte postale, envoyée par des amis disparus depuis lors, et la douceur du soleil, l’air vif et le léger parfum des lilas, qui en accompagnaient la lecture, se mêlent à leur souvenir.
L’ambiance de l'antique imprimerie Plantin-Moretus, à Anvers, visitée quelques années auparavant, s’invite également en moi, en raison, probablement, de sa similitude avec l’atmosphère du tableau.
Et, à sa suite, me reviennent les promenades dans les rues de cette ville, la lumière au-dessus de l'Escaut et le ciel mouvementé dont je ne sais trop si je ne l’ai emprunté à la fameuse
Vue de Delft.
En poursuivant ma remémoration, je pourrais évoquer mille autres associations d’idées. Certaines sont liées à l’astrolabe et au compas posés sur la table de l’astronome, qui font ressurgir de ma mémoire les curieux outils métalliques qui traînaient dans l’atelier poussiéreux de mon grand-père.
D’autres sont suscitées par la texture un peu rêche des lourdes draperies du premier plan que j’ai l’impression de sentir sous le doigt car elles m’évoquent le revêtement d’un fauteuil crapaud, un fauteuil relégué dans le coin d’un atelier de tapissier où je ne suis pourtant allé qu’une seule fois…
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On pourrait poursuivre à l'infini ce jeu de correspondances et d'évocations. Il montre qu'une image n'est pas regardée passivement. Pour être perçue, elle doit être réinventée. Lorsque l'image est sans ambiguïté, un signal routier par exemple, cette opération est relativement sommaire. Mais dès lors qu'elle incorpore de nombreux éléments cognitifs et des dispositifs formels élaborés, comme c'est le cas pour L'Astronome, elle appelle en nous une multitude de ressources sans lesquelles elle ne serait qu'un chaos de formes et de couleurs.
Simulation de la manière dont "L'Astronome" nous apparaîtrait sans les informations descendantes.
Platon nous rapporte que les Grecs de l’Antiquité pensaient que les images se forment à la confluence des rayons de lumière venus de l’objet et des rayons visuels issus du regard. Depuis Johannes Kepler, nous savons que cela est faux du point de vue de la physique optique mais, si on prend en compte l’ensemble du fonctionnement de la perception, c’est tout à fait juste. On estime que les données lumineuses transmises par l’œil représentent moins de dix pour cent de l’image mentale qui se construit dans le cerveau.
L’importance des « regardeurs » a été soulignée par nombre d’artistes. Marcel Duchamp déclarait : « Il y a le pôle de celui qui fait une œuvre et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui la fait. » Et Matisse d’ajouter : « Voir, c’est déjà une opération créatrice. »
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