Le marché des émotions
Les trois images
Comment les images agissent-elles sur notre attention ?
Pour le comprendre, commençons par les répartir en trois catégories différentes.
1. Celles, d’abord, dont l'objectif premier est de nous transmettre des informations – pictogrammes, signalétique routière, cartographies... Elles s’adressent principalement à notre système cognitif, c’est-à-dire à nos connaissances et à nos capacités d’analyse et de réflexion.
Carte de Météo-France du 27 juillet 2013. |
2. Ensuite, les images qui visent directement nos émotions. Ce sont, par exemple, les publicités qui font appel à des connotations gratifiantes (confort matériel, sexe, prestige, richesse). Elles comptent sur nos réactions émotionnelles pour court-circuiter la réflexion et nous vendre leurs produits sans qu'on se pose trop de questions.
3. Enfin, il existe une troisième catégorie d’images dont il est bien plus difficile de comprendre les intentions, tant elles semblent multiples, complexes et, parfois, totalement absconses. Il s’agit de ce qu’on appelle, en occident, les œuvres d’art.
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Bien sûr, ces catégories ne sont pas étanches. Les formes et les couleurs d'un graphisme d’information ne sont pas sans incidence sur notre réaction émotionnelle. Et l’image, en elle-même, peut avoir des qualités plastiques remarquables.
I Love Dust, "Carte du tour de France", 2010. |
De même, une commande publicitaire possède nécessairement un minimum d’informations sur le produit qu’elle est chargée de promouvoir. Elle peut aussi faire l'objet d'une surprenante création visuelle.
Mais, comme on peut le constater dans ces deux exemples, si ces images sont capables d'éveiller notre intérêt esthétique, c'est que l'information contenue dans la première y est pour le moins discrète et que le racolage émotionnel propre à la publicité est quasiment absent de la seconde.
En effet, ainsi qu'on l’a vu dans de précédents articles de ce blog, pour être capable de susciter une expérience esthétique, les images doivent savoir intégrer à la fois nos capacités cognitives et nos émotions.
Cognition et émotions
Le dosage entre cognition et émotions est cependant difficile à maîtriser.
Si l’aspect cognitif est trop présent, il maintient l’activité mentale dans le registre de la réflexion critique. C’est ce qu’il se passe, par exemple, face à des images dont le propos militant trop appuyé fait écran à l'appréciation globale de l'œuvre, quelques soient les qualités plastiques de celle-ci.
Si l’aspect cognitif est trop présent, il maintient l’activité mentale dans le registre de la réflexion critique. C’est ce qu’il se passe, par exemple, face à des images dont le propos militant trop appuyé fait écran à l'appréciation globale de l'œuvre, quelques soient les qualités plastiques de celle-ci.
À l’inverse, lorsque l'image privilégie exagérément les émotions, c'est le système limbique, porteur de ce type de réactions, qui est principalement activé dans le cerveau du regardeur, au détriment des autres modes d'appréciation de l'image.
Dans les deux cas, la prédominance d’un seul registre sollicite un type d’attention qui interdit le détachement indispensable à l’expérience esthétique. Une comparaison avec le sommeil permet d’éclairer ce phénomène : il est impossible de s’endormir lorsqu’on retourne sans cesse un problème dans sa tête, pas plus que lorsqu'on est en proie à une vive émotion.
La forme des émotions
La nécessité de parvenir à ce subtil équilibre est clairement formulée, à l'époque classique, dans la théorie humaniste de la peinture occidentale. À côté du jeu des formes soigneusement codifié par les principes de composition de l’image, l'Académie de peinture et sculpture recommande d’exprimer les émotions qui animent les personnages pour les faire partager au spectateur.
Cependant, la transmission des émotions ne passe pas uniquement par la représentation de celles que manifestent, de manière ostentatoire, les personnages d'un tableau.
Au cours du dix-neuvième siècle, les peintres renoncent progressivement à cette approche orientée vers le pathétique pour s’intéresser prioritairement à la dimension formelle des œuvres, dimension qui est, alors, chargé de communiquer les émotions.
Le pastel d'Edgar Degas intitulé L’attente nous montre clairement ce déplacement.
Au cours du dix-neuvième siècle, les peintres renoncent progressivement à cette approche orientée vers le pathétique pour s’intéresser prioritairement à la dimension formelle des œuvres, dimension qui est, alors, chargé de communiquer les émotions.
Le pastel d'Edgar Degas intitulé L’attente nous montre clairement ce déplacement.
Edgar degas, "L'attente", 1882. |
Au lieu de mettre en évidence les visages angoissés ou défaits des deux protagonistes, il place les corps au centre de l’image et confie à leurs attitudes le soin de transmettre la riche palette d’émotions liées à cette attente – probablement celle d’une audition ou de son résultat.
En effet, selon Degas, la courbure d'un dos, à elle seule, est capable d’émouvoir autant que les traits d'un visage. Une conviction entièrement validée par notre connaissance actuelle des principes de la perception et de l'empathie.
Lorsque nous regardons ce pastel, l'attitude de la jeune danseuse et celle de son accompagnatrice activent, au sein de notre cerveau, les circuits liés à la préparation du mouvement et à la manière dont nous ressentons notre corps. C’est ainsi que cette image nous permet d'éprouver, au plus profond de nous-mêmes, l'épuisement et les douleurs qui parcourent le corps fourbu de la danseuse, de même que la silhouette voutée de l'accompagnatrice, son regard qu'on devine perdu et son jeu machinal avec le parapluie, nous font partager son abattement et le peu d’espoir qu’elle porte en l’avenir.
En effet, selon Degas, la courbure d'un dos, à elle seule, est capable d’émouvoir autant que les traits d'un visage. Une conviction entièrement validée par notre connaissance actuelle des principes de la perception et de l'empathie.
Lorsque nous regardons ce pastel, l'attitude de la jeune danseuse et celle de son accompagnatrice activent, au sein de notre cerveau, les circuits liés à la préparation du mouvement et à la manière dont nous ressentons notre corps. C’est ainsi que cette image nous permet d'éprouver, au plus profond de nous-mêmes, l'épuisement et les douleurs qui parcourent le corps fourbu de la danseuse, de même que la silhouette voutée de l'accompagnatrice, son regard qu'on devine perdu et son jeu machinal avec le parapluie, nous font partager son abattement et le peu d’espoir qu’elle porte en l’avenir.
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Mais les images peuvent également susciter des émotions sans l'intermédiaire d'une figure humaine. Formes et couleurs suffisent. C'est ce qu'ont mis à profit les peintres qui, au début du vingtième siècle, ont évolué vers l'abstraction.
Comme cela se passe avec la courbure du dos des personnages de L'attente, la dynamique d'un trait éveille dans notre cerveau les aires liées à la préparation du mouvement et c'est (presque) comme si notre main était en train de le tracer. Sans
rien connaître des peintres ni des circonstances dans lesquelles les
œuvres ci-dessous ont été réalisées, on est capable de ressentir l'énergie du dessin
rageur de Hans Hartung et la quiétude que dégagent les silhouettes
apaisées de Julius Bissier.
Hans Hartung, "P1959-96", 1959. Julius Bissier, "11 avril 63", 1963. |
Quant aux couleurs, leur intensité et leurs nuances sollicitent une large gamme de réminiscences qui les charge avec la puissance des émotions associées à nos souvenirs.
Dans son traité Du Spirituel dans l’art, Vassily
Kandinsky évoque "l’immobilité sans espoir" du gris, ou " la consonance
d’une tristesse inhumaine" que prend la couleur bleue lorsqu’elle se
rapproche du noir. Un effet psychologique que Mark Rothko a su mettre admirablement en évidence dans ses larges abstractions.
L'industrie de l'émotion
L'expérience esthétique est un mode d'attention qui nous transforme de manière surprenante. Dans ses formes les plus extrêmes, elle produit une impression de dissolution de l'égo et d'harmonie avec le monde qui l'apparente à une transe. Ces effets, en apparence surnaturels, expliquent qu'elle soit associée, dans toutes les civilisations, au sacré et à une forme de transcendance. C'est pourquoi les détenteurs du pouvoir, dans chaque société, cherchent à détenir ou à s'associer aux "instruments esthétiques" – objets rituels ou œuvres d'art, selon le cas – dans le but de récupérer une part de leur vertigineuse puissance, sous forme de prestige et de légitimation.
En Europe, cela s'est traduit par le fait que les rois, les princes et les grands bourgeois du passé sont devenus des mécènes, s'appuyant sur le caractère exceptionnel des œuvres qu’ils finançaient pour établir l’importance de leur statut.
"L'Adoration des Mages" en présence de membres éminents de la cour des Médicis. Sandro Botticelli, vers 1475. |
Or, de nos jours, le pouvoir a changé de mains. Il appartient maintenant aux marchés financiers. Pour eux, ce n’est pas la qualité qui importe, c’est la quantité, le profit. Les industries culturelles à leur service vont donc au plus efficace pour dégager un maximum de bénéfices dans un minimum de temps. Il ne s'agit plus de rechercher le rare et l’exceptionnel d'une création originale mais, au contraire, de reproduire à l’infini des formules ayant fait leurs preuves.
Affiches des films "Fast and Furious" 1, 3, 5, 6, 8 et 9, 2001-2022. |
Dans cette logique, pour capturer l’attention du consommateur, il n'est plus question de faire appel au mode de vigilance de l’expérience esthétique qui requiert une approche subtile face à un ensemble cohérent de stimuli inattendus. Cette procédure est trop complexe et le résultat trop aléatoire pour être rentable. Une réaction immédiate, et aussi automatique que possible, est recherchée, ce qui, compte tenu des modes d’attention disponibles chez l’être humain, signifie une réponse de type purement émotionnel.
Pour atteindre un tel objectif, un procédé est connu depuis plus d’un siècle : le kitsch. Il s’agit de s’inspirer d’œuvres renommées, de thèmes et de formes éprouvés pour en produire industriellement des versions adoucies, rassurantes et consensuelles. Certes, ces productions n’apportent pas la joie profonde que procure l’expérience esthétique, mais la fugitive satisfaction qu’elles procurent appelle un perpétuel renouvellement, une addiction qui se trouve être, justement, l’objectif recherché.
La fameuse économie de l'attention dont se nourrissent les médias repose, avant tout, sur une économie, inflationniste, des émotions.
La fameuse économie de l'attention dont se nourrissent les médias repose, avant tout, sur une économie, inflationniste, des émotions.
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Dans le domaine de l’image animée, le passage du film à la série illustre parfaitement cette logique.
À l’opposé de l’œuvre cinématographique produite avec des budgets parfois colossaux et des stars divinisées, œuvre qu’on allait voir dans ces temples de l’image qu’étaient les cinémas du siècle passé, la série se consomme dans le cadre banal de son salon, voire des transports en commun. Elle ne vise pas à susciter une expérience inoubliable, unique, et sa forme n’est plus refermée sur elle-même avec un début, un développement et une conclusion. Elle cherche, au contraire, à maintenir le spectateur le plus longtemps possible connecté à son écran, utilisant dans ce but tous les ressorts de l’économie de l’attention, avec des rebondissements savamment distillés, des récits latéraux, des fins ouvertes qui autorisent une reconduction de l’histoire à l’infini et, bien sûr, le jeu avec les émotions les plus puissantes – peur, colère, joie, désir…
Du sang et des émojis
De son côté, l’art contemporain n'est pas en reste. Après les austères propositions conceptuelles de la fin du vingtième siècle qui avaient rebuté tant de regardeurs, il a effectué un virage spectaculaire pour sceller sa fusion avec les industries culturelles et le marché des émotions.
La sculpture de Jeff Koons intitulée Michael Jackson et Bubbles en est l’exemple parfait. L’artiste contemporain le plus médiatisé de son époque représente le musicien le plus célèbre sous la forme d’un bibelot kitsch surdimensionné, réalisé en porcelaine dorée à l’or fin.
L’exposition de cette œuvre dans le salon de Vénus, au château de Versailles en 2008, comme celles de Takashi Murakami, quelques années plus tard, y signe un passage de témoin. Celui de la beauté sacrée de l’art classique vers la beauté sucrée des industries culturelles qui infusent désormais, sous le signe de l’argent et de l’émotion, tous les domaines de la société, des plus élitistes aux plus populaires.
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Mais, alors que le kitsch était traditionnellement associé à une certaine mièvrerie, dans l'optique actuelle de ratisser tous les marchés, il est maintenant hors de question de se cantonner à un seul registre d'émotions. Les artistes, les commanditaires des œuvres, les critiques et les médias semblent tous avoir repris l'injonction de Diderot. L'émotion doit jaillir de partout, des larmes comme des armes. Il faut que ça pisse le sang autant que l'amour.
"Touche-moi,
étonne-moi, déchire-moi, fais-moi tressaillir, pleurer, frémir,
m’indigner..."
Non, pas "m'indigner" !
L'industrie des émotions, à la différence de Diderot, ne cherche surtout pas à être révolutionnaire. Elle veut monopoliser l'attention au seul profit de la consommation. Et il n'est pas question de la partager avec un début de réflexion. Pas plus qu'il ne faut lui permettre de s'équilibrer harmonieusement avec les autres composantes de l'œuvre. On ne peut risquer de susciter, chez les spectateurs, une expérience esthétique dont la plénitude pourrait nuire à la pulsion consommatrice.
Pour en savoir plus
Emmanuelle Glon, "L’expérience empathique des œuvres d’art visuelles : émotion, simulation et résonance motrice", in Les paradoxes de l’empathie, CNRS Éditions, 2011
Carole Talon-Hugon, "De la pathétique artistique à l’émotion esthétique", L’Atelier du Centre de recherches historiques, 2016
Laurent Jenny, "Vues de dos", 2023
Brigitte Munier, "Aux bonheurs du kitsch", Hermès, La Revue, 2019
Carole Talon-Hugon, "De la pathétique artistique à l’émotion esthétique", L’Atelier du Centre de recherches historiques, 2016
Laurent Jenny, "Vues de dos", 2023
Brigitte Munier, "Aux bonheurs du kitsch", Hermès, La Revue, 2019