Pourquoi mettons nous des images sur nos murs ?

 


 


 
Aussi loin qu’on remonte dans le temps, et où qu’on aille, les images sont omniprésentes sur nos murs. Figures peintes sur les parois des cavernes, fresques murales, retables, portraits d’ancêtres, peintures de paysages, affiches de stars dans les chambres d'adolescents, magnets sur la porte du frigo ou street art, les humains éprouvent l’irrépressible besoin d’orner les parois des lieux qu’ils occupent.  
 
Grotte Chauvet, – 34000. Pompéi, 79. Pays Soninké, 20e. Istanbul, 16e. Londres, 19e. Berlin, 2007.

Or, au fil des générations, la sélection naturelle ne conserve une activité aussi coûteuse en temps et en énergie que si l’espèce qui la pratique en tire avantage.
Mais en quoi consiste cet avantage ? Pourquoi, depuis plusieurs dizaines de millénaires, les humains investissent-ils autant de temps et de ressources pour recouvrir leurs murs avec des images ?

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Pour comprendre ce phénomène, commençons par observer ce qu’il se passe lorsque nous nous laissons captiver par une œuvre d’art. 

Rétrospective Vermeer, Amsterdam, 2023.
 
À ce moment, notre champ visuel se resserre, les bruits alentour s’estompent. On oublie alors l’environnement et l’écoulement du temps. Une sorte de joie calme s’installe en nous. Et notre monde intérieur, à l’unisson du monde extérieur, semble transfiguré par une forme d’harmonie inédite. Nous vivons une expérience esthétique*.  
 
Les regardeurs du "Salvator Mundi" de Léonard de Vinci, 
photo extraite du film de Nadav Kander, "The Last Da Vinci", 2017.
 
Cette expérience, qui peut être brève et légère au point que nous la remarquons à peine, mais parfois suffisamment intense pour nous marquer profondément, traduit un état de conscience particulier. Un état où différents modes d’activité du cerveau, par ailleurs antagonistes, se mettent à travailler de concert. Un état où s’associent, paradoxalement, émotion et réflexion, concentration et vagabondage mental.
 
Pour induire cet effet, l’image met en œuvre un ensemble de dispositifs destinés à capturer, retenir et modeler notre attention. Le principal d’entre eux est sa composition. Un savant agencement où les différentes parties de l’œuvre établissent de subtils rapports entre elles ainsi qu’avec l’ensemble de l’image, et dans lequel le fond et la forme se répondent pour dessiner un univers mental parfaitement cohérent*
 
Lignes directrices de la composition de "L'Astronome" de Vermeer.
  
Percevoir une image, c’est la recréer en nous. Si bien que, lorsque nous nous laissons absorber par une œuvre d’art, c’est comme si sa cohérence guidait non seulement notre regard, mais remodelait notre esprit, l’aidant ainsi à réorganiser le flux de nos pensées. 
 
La réalisation d'une image comme exercice de méditation par des moines bouddhistes.

On peut donc émettre l’hypothèse que le bien-être que nous ressentons lorsque nous sommes sous le charme de certaines images tient à l’effet réparateur produit par cette vaste synchronisation de l’activité cérébrale. 

*
 
Cet effet bénéfique nous fournit une explication plausible de l’omniprésence des images. Au fil de son évolution, l’être humain aurait intuitivement compris l’avantage qu’il y a, pour lui, à modeler la forme de ses productions pour leur procurer la dimension esthétique qui contribue à faciliter le fonctionnement d'un cerveau de plus en plus complexe. 

Le raffinement de la taille des silex excède leur seule efficacité.

En effet, la contemplation des œuvres d’art n’est qu’un cas très particulier d’un phénomène bien plus vaste. Lorsqu’on observe les sociétés non occidentales, on constate, à chaque moment de l’existence, la présence "d’instruments esthétiques" — images, peintures corporelles, tatouages, parures, objets sculptés, mais aussi danses, musiques, chants, récits*... 
 
De la peinture corporelle à l'architecture cyclopéenne, quelques exemples "d'instruments esthétiques".
   
Ces instruments esthétiques ne sont d’ailleurs pas que de simples lubrifiants de l’activité mentale. Leur rôle est déterminant dans le fondement des sociétés humaines. Associés entre eux dans les cérémonies rituelles, éventuellement en conjonction avec des substances psychotropes qui amplifient leurs effets, les plus sophistiqués d’entre eux semblent ouvrir la porte d’un monde surnaturel où il est possible de dialoguer avec les esprits invisibles et les ancêtres.
 
Danse du feu, évocation d'un épisode du Ramayana, Bali.

Et les vertigineuses modifications des états de conscience produites en ces circonstances permettent d’ancrer, au plus profond du corps et de l’esprit des participants, les mythes des origines, les croyances et les codes de la société, leur offrant ainsi ce qui est le plus important pour l’être humain : le sens de l’existence. 
 
Céramique Shipibo-Konibo aux motifs inspirés par les visions produites par l'ayahuasca.

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Cependant, toutes les images que nous accrochons à nos murs ne sont pas des œuvres d’art remarquables, des peintures religieuses ou des objets sacrés. Loin de là. Pourtant, même si elles ne sont pas exceptionnelles, ces images sont néanmoins indispensables à notre quotidien. 
 
Martin Parr, photo de la série "Signes des temps", années 1990.
 
Tout d’abord, parce que notre cerveau s’est développé dans un environnement riche en informations visuelles et que la pauvreté sensorielle produite par des murs complètement nus finirait par fortement le perturber. 
 
La privation totale de stimuli comme incarcération ultime. George Lucas, scène du film "THX1138", 1971.

Mais aussi, et surtout, parce que les images qui nous entourent bâtissent une galaxie de références qui renvoient aux moments, aux choses et aux personnes qui comptent pour nous.  Elles sont comme des livres dont la couverture dissimule un univers d’émotions, de connaissances et de souvenirs que notre esprit ne demande qu’à feuilleter au moindre regard.  
 
Christopher Simon Sykes, Keith Richards dans sa bibliothèque, vers 1995.
 
 
Dans la plupart des sociétés, ces images constituent autant de piqûres de rappel des grands mythes qui fondent notre existence et permettent de les décliner au quotidien.  
Dans la chambre d’un chrétien, par exemple, une peinture religieuse, ou même un simple crucifix, suffit à déployer pour lui le moment de la passion du Christ et, par-delà, l'ensemble du système de croyances qui définit son existence, de sa naissance à sa mort.

Enlèvement du crucifix dans une salle de classe en 1881.

De même, en Inde, de nombreuses communautés autochtones ont développé un large répertoire de motifs évoquant leurs divinités tutélaires. Ces images contribuent aux cérémonies rituelles, mais sont aussi régulièrement redessinées sur les murs et le sol des demeures pour leurs qualités visuelles et comme symboles de protection.
 
Femmes de la communauté Meena peignant un "Mandana".

Quand aux maisons traditionnelles japonaises, elles disposent, en général, d'une alcôve où l'on place estampes, calligraphies, ikebana ou objets précieux – le tokonoma –, un espace qui semble hérité des autels funéraires privés et qui, parfois, retrouve également cette fonction.

Tokonoma dans une maison traditionnelle japonaise.

 
Mais dans l'Occident moderne, avec le désintérêt progressif pour les religions historiques et le développement de la notion d'individu autonome, c'est à chaque personne que revient le rôle de choisir ses propres mythes et de bâtir son système de références ou, plutôt, les différents systèmes de référence associés à ses sphères d’intérêt et ses réseaux d’attachements.
 
Ainsi, la photo de mariage qui trône sur un meuble du salon rappelle le moment fondateur de la cellule familiale. Et le pêle-mêle, fixé au mur avec les images des enfants et des grand-parents, la prolonge en évoquant la présence continue et inaliénable de la filiation. 
 
La famille Clow, Canada, début du vingtième siècle.
 
Un simple trophée sportif est, lui aussi, porteur d'un dense réseau d'affects. Actualisant l'engagement pour un club, il remémore les moments partagés avec l'équipe et les supporters – entrainements, déplacements, compétitions, fêtes... – et ressuscite les moments de transe collective qui soudent les participants et réaffirment, au plus profond d'eux-mêmes, leur appartenance indéfectible à une communauté.

Chambre pour deux frères passionnés de football.

Quand aux images de stars affichées dans la chambre des adolescents, elles raniment le souvenir de films ou de concerts et déroulent, dans leur esprit, une succession de scènes ou de mélodies qu'ils ont appréciées. Mais surtout, au moment où ils sont exclus du monde de l’enfance et se sentent étrangers à eux-mêmes, ces images leur rappellent qu’ils appartiennent, comme les sportifs et les supporters, à une tribu informelle qui partage leurs expériences. Ce qui signifie qu’ils ne sont pas seuls au monde, qu’ils ont au moins une bonne raison d’exister.
 
Gil Junger, scène du film "Dix bonnes raisons de te haïr", 1998.
 
Même les magnets sur nos frigos, ceux que nous avons acheté lors d'une visite ou d'un voyage, jouent un rôle similaire. Ils font ressurgir en nous l’état de bien-être que nous avons pu éprouver en ces occasions et réactivent un moment de sociabilité où nous avons participé à ces rituels contemporains que sont le voyage de vacances, la visite d'une exposition ou l'excursion dans un site réputé.
 

*
 
Évocation de souvenirs personnels, nécessité de répondre à des codes sociaux, réaffirmation de l’appartenance à un monde partagé, l’agencement des images que nous mettons sur nos murs constitue également une création à part entière. 
En effet, à l'égal d'une peinture, d'un collage, d'un cabinet de curiosité ou d'une installation artistique, il s'agit d'une œuvre en soi qui organise une multitude d'éléments hétéroclites qui doivent se répondre les uns les autres pour construire l'univers cohérent de notre autobiographie visuelle. 
 
Cabinet de curiosités de Ferrante Imperato, 1599.
 
Si bien que l'arrangement des images sur nos murs, comme  comme c'est le cas pour les œuvres d'art exposées dans les musées, est parfois capable se susciter en nous une expérience esthétique, une expérience qui procure la joie calme d'être en accord avec soi-même et avec le monde. 
 
Daniel Meadows et Martin Parr, "June Street", 1973.
 
 
Cependant, nous ne sommes pas tous préparés à cet indispensable travail de création plastique. On comprend dès lors l'intérêt sans cesse réaffirmé pour les livres, magazines et sites de décoration qui nous proposent modèles et recettes pour mener à bien ce délicat exercice. 
 
Intérieur modèle des années 1960.

Magazine "Elle décoration", 2022.

Le risque est, bien sûr, de compromettre la sincérité de notre aménagement et de voir notre imaginaire personnel biaisé par les codes de la société de consommation. Mais, en échange de nos achats, celle-ci nous permet de coordonner nos différents réseaux d'attachement au sein de son immense système de références matérielles. Elle procure ainsi à notre esprit ce dont il a le plus besoin : un univers parfaitement cohérent, ou tout au moins, son illusion. 
 
D’ailleurs, en guise de cadeau de fidélité, la société de consommation nous offre désormais, pour la modique somme de quelques centaines d’euros, un nouveau mur, un mur virtuel mais infini sur lequel afficher ces images qui nous dessinent, nous, notre communauté et notre monde.  
 

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