De quoi l'art est-il le nom ?



 

 
L'appropriation du monde
 
Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, l’art occidental s’ouvre largement sur le monde. Manet, Monet, Van Gogh, Degas, parmi bien d’autres peintres de la période impressionniste, découvrent et collectionnent les estampes japonaises. Ils en tirent des leçons qu’ils mettent en pratique dans leurs peintures. Le rejet de la perspective cavalière, la frontalité et les décadrages traduisent cette influence.

Édouard Manet, "Portrait d'Émile Zola", 1868.

Claude Monet, "La barque", 1887.






Vincent van Gogh, "La moisson en Provence", 1888.
 
Gauguin, de son côté, s’embarque pour la Polynésie et se réinvente au contact de la culture locale, la mélangeant allègrement avec des poses égyptiennes.

Paul Gauguin, "Ta Matete", 1892.

Mais c’est avec les avant-gardes du début du vingtième siècle que l’influence des formes d’expression propres aux sociétés lointaines devient omniprésente dans l’art occidental. La sculpture africaine modèle littéralement Les demoiselles d’Avignon de Picasso, considérée comme l’œuvre fondatrice du cubisme. 

Masque Pende, Zaïre. Pablo Picasso, "Les demoiselles d'Avignon", 1907.
 
Puis les surréalistes s’emparent des objets amérindiens et océaniens comme source d’inspiration. La "bizarrerie" de leurs formes et la diversité des matériaux qui s’y assemblent conviennent à merveille à l’esprit imprévu et bigarré qu’ils entendent explorer.
 
Reconstitution du bureau d'André Breton associant objets non occidentaux et peintures surréalistes.
 
Parallèlement, l'art abstrait trouve de quoi alimenter ses recherches dans les innombrables compositions géométriques inventées par les sociétés non occidentales. 
 
Paul Klee, "À la manières d'une tapisserie en cuir", 1925.
 
Quand à l’art contemporain, il réintroduit le rituel comme modèle pour de nombreuses performances.

Joseph Beuys, "I like America and America likes me", 1974.
 
 Et va chercher dans les pétroglyphes néolithiques l’idée même du Land Art...

Pétroglyphe de Nazca, Pérou, vers - 300. Robert Smithson, "Spiral Jetty", 1970.
 
Le vingtième siècle se caractérise ainsi par une phénoménale inflation du domaine exploré par l’art, domaine jusqu’alors jalousement circonscrit par l'institution des Beaux-arts à une tradition historique qu’on faisait remonter aux antiquités grecque et romaine. 
 
Nicolas Poussin, "L'enlèvement des Sabines", 1634-35.
 
Mais cela ne s'arrête pas là. Non seulement les artistes occidentaux font entrer dans le périmètre de l’art les influences des sociétés lointaines, mais ils intègrent également celles des artisanats et cultures populaires occidentales. Les nouveaux médias ne tardent pas à les rejoindre. Le cinéma devient le septième art, la radio et la télévision le huitième, la bande dessinée le neuvième…
Dans la foulée de cette vaste opération œcuménique, il allait de soi que tous les types de création un tant soit peu sophistiqués se trouvent recrutés sous la bannière de l’art. Il existe donc, dorénavant, de l’art chinois, scythe, égyptien, populaire, arabe, japonais, asilaire, brut, préhistorique… 

Site de Gabarnmang, Terre d'Arnhem, Australie, vers - 28 000.
 
Quant aux sculptures, masques et objets de prestige qui avaient enchanté les artistes des avant-gardes, ils se sont vu attribuer successivement les appellations d’art tribal ou primitif avant d’être qualifiés, plus récemment, d’art premier. Une étiquette qui a accompagné l’entrée de ces derniers au Louvre, le saint des saints de l’art occidental.

Visite officielle au Pavillon des sessions, musée du Louvre.



On a largement salué l’accueil de ces productions au sein de l’art. Cela se présente comme une généreuse reconnaissance de leur valeur puisque, après tout, la culture occidentale leur accorde le label d’œuvre d’art qui, selon elle, définit ce que l’humanité produit de plus précieux.
Il n’en reste pas moins que, si les échanges entre les différentes cultures sont tout à fait souhaitables et sources légitimes d'inspiration pour les créateurs, ranger sous l'appellation d'art les productions des civilisations non occidentales traduit une forme inconsciente de paternalisme néocolonial et d’appropriation culturelle.
En effet, qu’il s’agisse d’un sarcophage égyptien, d’une enluminure médiévale, d’une peinture chinoise de paysage, d’un masque sulka, d’une peinture de sable navajo ou d'un dessin réalisé par un patient d'une institution psychiatrique, aucune de ces productions ne relève de l’art. 
 

L'arrivée des navires de guerre américains imposant l'ouverture commerciale du Japon en 1853, gravure sur bois, deuxième moitié du 19e siècle.


Ce que l'art n'est pas

En six siècles d’existence, le concept d’art n’a jamais réussi à être clairement défini, tant l’activité qu’il prétend recouvrir est protéiforme et en perpétuelle transformation.
Cependant, l’art ne sort pas de nulle part. Il s’agit d’une construction sociale qui s’est progressivement élaborée, en Europe, à partir de la Renaissance, intégrant au passage toutes sortes d’enjeux culturels, politiques et économiques.
Si bien que, lorsque nous utilisons le mot "art", nous ne décrivons pas quelque chose, nous faisons appel à un vaste ensemble de connotations qui se déploient et tournoient autour de notre esprit. On y trouve, pêle-mêle, le sourire énigmatique de la Joconde, Michel-Ange peignant le plafond de la chapelle Sixtine, la vie de bohème des artistes parisiens et Modigliani mourant de misère, de tuberculose et d’alcoolisme, les Tournesols de Van Gogh et leur auteur se tranchant l’oreille, les avant-gardes turbulentes du vingtième siècle, les polémiques de l’art contemporain, l’ambiance recueillie d’un musée, la foule se pressant aux rétrospectives consacrées aux "grands peintres" ou l’atmosphère d’une église romaine dans laquelle, soudain, s’illumine un tableau du Caravage en face d’une procession de touristes.
Authenticité, originalité, vocation, absolu, tourments, folie, génie méconnu, gloire internationale, les mots comme les images jaillissent à profusion, chacun évoquant une facette de la culture occidentale des six ou sept derniers siècles.

D'après Gustave Courbet, "Portrait de l’artiste" dit "Le désespéré", 1841-45.

Or, aucune de ces connotations ne correspond aux mondes lointains dans lesquels ont pris naissance ces productions que nous baptisons abusivement "œuvres d’art", pas plus que leurs usages.
Ainsi, le sarcophage d’un pharaon n’était pas destiné à être admiré par les vivants, c’était la barque sacrée qui l’emmenait au royaume des morts. 
 
Sarcophage exhumé dans la nécropole d'Assasif en 2019.
 
Les peintures des lettrés chinois, parfois longues de plusieurs mètres, n’avaient pas vocation à être exposées sur les murs d’un salon ou d’un musée. Leur exécution correspondait à un exercice de méditation. Après quoi, elles étaient soigneusement roulées et rangées jusqu’au moment où un autre lettré, inspiré par le voyage au fil de l’encre qu’il déroulait entre ses mains, y inscrirait au pinceau un bref poème.

Zhu Derun, "Chaos primordial", 1349, 30 x 82 cm.
 
Les masques Sulka, tant admirés par André Breton et les surréalistes, n’étaient pas réalisés par un artiste démiurge et à moitié fou, soumettant une matière rétive à la transcription de ses états d’âme torturés. Ils naissaient d’une méticuleuse réalisation collective qui pouvait s’étaler sur près d’une année, et servaient, le temps d’une cérémonie rituelle, à métamorphoser les danseurs qui les portaient en réceptacle des esprits.

Reconstitution d'une danse Sulka au Festival national des masques de Kokopo en 2012.

Quand aux "peintures de sable" navajo, elles étaient (et sont encore) produites par des chamanes durant des rituels de guérison qui se déroulent sur plusieurs nuits. Elles constituent la porte pour accueillir les esprits qui vont descendre dans le corps du malade assis en son centre. Puis, la cérémonie terminée, à la différence des peintures occidentales que les musées conservent précieusement et assurent à prix d’or, elles sont balayées et dispersées aux quatre vents. 

Réalisation d'une "peinture de sable" durant une cérémonie navajo.
 
On le voit, rien de commun avec tout ce que peut nous évoquer le terme d’art.
Un terme, d’ailleurs, que les ethnologues rechignent de plus en plus à utiliser dans le cadre des sociétés qu’ils étudient. Un terme, également, qui posait problème à Jean Dubuffet, bien qu’il l’ait utilisé pour faire reconnaître la valeur "des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique", des ouvrages qu’il avait qualifiés un peu étourdiment "d’art brut".

Willem van Genk, "Station de trolleybus d'Arnhem", 1980-90.
 
Comment définir, alors, ces ouvrages qui n’appartiennent pas au monde de l’art occidental, soit parce qu’ils proviennent de cultures différentes, soit parce qu’ils sont produits en dehors des cadres de l’art institutionnel ?
Et, surtout, que possèdent-ils en commun avec les œuvres réalisées par les artistes occidentaux qui ait pu permettre cet amalgame ?

 
Les instruments esthétiques

"Lorsqu’un homme meurt, il va au cimetière. Lorsqu’une statue meurt, elle va au musée."
Le commentaire percutant de Chris Marker dans le film Les statues meurent aussi résume parfaitement la situation des objets exposés au Pavillon des Sessions du Louvre. Prélevés à l’univers qui constituait leur raison d’être, réarrangés pour plaire au goût occidental, épinglés sur un socle, encagés dans les vitrines, ce sont maintenant des choses mortes qui ne servent plus qu’à la contemplation par les visiteurs. 

Le Pavillon des Sessions, dédié aux collections "d'art premier", au musée du Louvre.
 
Deux manières d'exposer des Nkisi nkondi (fétiches à clous) au public occidental : en 1915 dans le livre "La sculpture nègre". Dans les années 2000, au musée du quai Branly.

En retrait à gauche, un "Nkisi nkondi" participant à une séance de divination dans un village bakongo.
 
Or un masque n’est pas destiné à être admiré passivement pour sa "beauté". La notion de beau, pas plus que celle d’art, n’existe en dehors de la société occidentale. Lorsque ces termes y sont utilisés, il faut garder à l'esprit qu'ils ont été importés au dix-neuvième siècle, lors de la première mondialisation.
Ce que les personnes qui utilisent ces artefacts en attendent, ce sont des services bien particuliers. Il doivent être efficaces dans un contexte rituel, c’est-à-dire faire survenir un ancêtre, participer à une guérison, éloigner le malheur, évoquer la présence du monde des esprits et des dieux.
Il ne s’agit pas de représenter quelque chose ou quelqu'un, comme peuvent le faire une sculpture ou une peinture occidentale, mais de rendre présent, de rendre présent l’invisible. 

Danse rituelle dans un village Fang, 1931.
 
Pour ce faire, leur rôle est de provoquer un état de conscience exceptionnel, un mode d’attention complètement différent de la veille ordinaire. En cela, ils sont comme une histoire qu’on raconte, comme une musique qu’on joue : ils modifient ceux avec qui ils interagissent. Leurs qualités formelles suscitent une expérience spirituelle au travers d'une expérience esthétique.
C’est pourquoi on peut définir ces artefacts comme des "instruments esthétiques".

 
L'invention de formes
 
Vues sous cet angle, les productions des sociétés lointaines ne sont pas complètement différentes des œuvres d’art occidentales. Une peinture de sable Navajo et L’astronome de Vermeer agissent de la même manière. Ils modifient les modes de vigilance des personnes concernées et, ainsi, facilitent la réorganisation de leurs pensées et, éventuellement, un meilleur fonctionnement de leurs corps.
Ce qui change, c’est le contexte rituel, c’est-à-dire les dispositifs attentionnels et les effets intentionnels mis en œuvre.
Ici, une hutte où se tient, plusieurs jours durant, une cérémonie avec musique, incantations, danses, fumigations et absorption de substances psychotropes.
Là un musée avec ses files d’attente et sa billetterie, ses escaliers monumentaux et ses hautes salles silencieuses où le visiteur se recueillera un bref moment devant chaque œuvre exposée.

Rituel de guérison navajo avec peinture de sable.

Visiteurs au Louvre.
 
Pourquoi donc, si une peinture occidentale, un masque Sulka ou une peinture Navajo fonctionnent selon le même principe, vouloir remplacer le terme "œuvre d’art" par celui "d’instrument esthétique" ?
S’agit-il d’une pure acrobatie intellectuelle ? Non, bien sûr.
Est-ce uniquement pour rétablir l’équité de traitement entre civilisations ? Pas uniquement.
En fait, cette nouvelle définition nous permet de comprendre des choses que l’appellation "œuvre d’art" ne permet pas.
Comme on l’a vu, le concept d’art ne repose que sur un brouillard de références culturelles. Le terme d’instrument esthétique, au contraire, est transparent à ce qu’il dit, il expose une fonction : de même qu'un instrument de musique sert à produire de la musique, un instrument esthétique sert à susciter une expérience esthétique.
Cette neutralité le rend ainsi capable de décrire des artefacts quelque soit le contexte culturel de leur production et de leur réception. L’astronome et un masque sulka sont des instruments esthétiques. Mais si L’astronome peut être qualifié d’œuvre d’art, compte tenu de son origine européenne, il n'y a aucune raison d'utiliser cette appellation pour un masque Sulka.
Les œuvres d’art sont, en fait, des instruments esthétiques particuliers : des instruments esthétiques produits dans le contexte de la société occidentale, de son économie et de ses codes culturels. 

Sculpture Nkanu représentant un colon européen.
 
Pour comprendre de quoi l'art est le nom, il faut donc changer de perspective. Non plus regarder le monde depuis la civilisation occidentale, mais regarder cette dernière depuis le monde. On se rend compte alors qu'il existe une activité commune à l’ensemble de l’espèce humaine, une activité qui se manifeste par des images, de la musique, de la danse ou des récits, et qui consiste à inventer des formes destinées à induire un mode de vigilance singulier, celui de l'expérience esthétique. 
C'est pourquoi, cette activité, omniprésente depuis le jeu des enfants et qui est la source d'œuvres monumentales aussi bien que de modestes créations destinées à l'usage quotidien, cette activité peut être appelée "invention de formes". 
 
Alors, de quoi l'art est-il le nom ? 
On peut répondre à la question, maintenant. L'art est le nom de l'invention de formes, lorsque celle-ci se coule dans les codes de la société occidentale. 
 Ce retournement de point de vue nous permet de comprendre nombre de questionnements devant lesquels le concept d'art reste impuissant – des questions comme les notions d'originalité, d'authenticité, de désintéressement ainsi que, tout simplement, quelle est la raison d'être de ce qu'on appelle l'art. 
À suivre dans les prochains épisodes...


Pour en savoir plus    

Sur l'extraordinaire influence des instruments esthétique du monde entier sur les artistes occidentaux : 
Le primitivisme dans l'art du 20ème siècle, sous la direction de William Rubin, Flammarion, 1987, catalogue en ligne sur le site du Moma.

Sur la manière dont le regard occidental fausse la compréhension des œuvres africaines :
Chris Marker, Alain Resnais & Ghislain Cloquet,
Les statues meurent aussi, 1953, voir en ligne.

Sur la fabrication des masques Sulka et les cérémonies où ils interviennent :
Monique Jeudy-Ballini, "Dédommager le désir", Le prix de l’émotion en Nouvelle-Bretagne (Papouasie-Nouvelle-Guinée), revue Terrain n°32, texte en ligne.

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