300 kilos d'intentions





 



 

L’événement inaugural de l’art contemporain est daté de 1917, lorsque Marcel Duchamp présente au Salon des Indépendants de New York une œuvre intitulée Fountain. Un urinoir acheté dans un grand magasin et signé du pseudonyme de R. Mutt. 
L’histoire communément admise veut que cette œuvre iconoclaste ait été refusée, malgré le fait que le salon était ouvert à tous les artistes, sans aucun critère de jugement. Un injuste rejet qui inscrit Fountain dans la continuité des créations trop en avance sur leur temps pour être comprises. 

Marcel Duchamp, "Fountain", photo d'Alfred Stieglitz, 1917.
 
Depuis quelques années déjà, Marcel Duchamp s’était détourné de la peinture "cubisto-futuriste" qui avait fait sa réputation et rejetait ce qu’il appellera l’art rétinien, c’est-à-dire une forme d’art qui ne s’apprécie qu’à travers la vision et le plaisir esthétique qui en découle. 
  
Marcel Duchamp, "Nu descendant un escalier (N° 2)", 1912.
 
Et il avait commencé à produire des œuvres en choisissant des objets "tout fait", d’où leur nom de Ready made. "À New York, en 15, j’avais fait une pelle à neige. […] L’intéressant dans tout ça […] c’était l’idée de trouver quelque chose dans ces objets qui ne soit pas attrayant au point de vue esthétique. La délectation esthétique était exclue".  
 
Marcel Duchamp sous une réplique de sa "Pelle à neige", 1964.

Ainsi, malgré ce que pourrait laisser penser les somptueux modelés de la photo d’Alfred Stieglitz, publiée dans la revue "The Blind Man", qui confère à l’urinoir basculé sur le dos l’aspect d’une statuette de Bouddha, la destination de Fountain n’est pas l’œil, mais l'esprit. Il ne s’agit pas d’une sculpture au mode de production un peu particulier, nous sommes en présence de la matérialisation d’une idée.


L'informe des idées
 
Dans la peinture occidentale, jusqu'au dix-neuvième siècle, l'effet produit par l'image s'appuie, avant tout, sur les sensations produites par le sujet de l'œuvre — portrait, paysage, scène de genre — et sur sa mise en forme. 
Avec l'arrivée de l'impressionnisme et, plus encore, de l'art abstrait, le sujet disparaît. Seules les formes et les couleurs du tableau se chargent de captiver le "regardeur".
Mais, à partir du milieu du vingtième siècle, un nouveau courant de l'art occidental déplace le moteur de l'appréhension des œuvres depuis le pôle des sensations vers celui de la cognition et du concept.   
 
Raphaël, "Baldassare Castiglione", vers 1515. Sonia Delaunay, "Prismes électriques", 1914. Lucio Fontana lacérant son œuvre "Concept spatial", 1962.
  
Héritier des expérimentations de Marcel Duchamp qui voulait rejeter le "plaisir rétinien" que procure la contemplation, l'art conceptuel s'est donné pour mission d'exposer des idées plutôt que des œuvres. 
Lorsque Duchamp achète un porte-bouteille, une pelle ou un urinoir dans une quincaillerie et les amène dans une galerie d'art, ce n'est pas pour démontrer que les objets de la vie quotidienne peuvent avoir autant de qualités plastiques que des œuvres d'art. Ce qu'il déclare exposer, avec ce qu'il appelle ses Ready made, ce n'est pas l'objet en soi, c'est une idée immatérielle : l'appréciation des choses est dépendante du contexte dans lequel elles sont présentées. En l’occurrence, un objet de la vie quotidienne peut devenir une œuvre d'art si un artiste décide de le présenter comme tel dans une galerie.
 
Tom Gauld, "Sans titre", 2008.
 
Cependant, pour apprécier l'absence de forme visible de ces œuvres intellectuelles, il faut être renseigné sur la démarche qui les motive. Sinon, il n'y a rien à se mettre sous la dent ou, plutôt, sous "l'œil de l'esprit". Ce qui a été largement reproché à l'art conceptuel et à ses développements connus sous le nom d'art contemporain. 

John McCracken, "Planche rouge",1969.

En effet, les déclarations d'intention que les artistes et les commissaires d'exposition mettent à la disposition du public ne sont d'aucune aide. Une œuvre est un tout cohérent, la rencontre avec elle doit produire une étincelle immédiate. Lui coller des post-it pédagogiques n'y fait rien. De même qu'on ne peut faire rire en expliquant pourquoi une histoire drôle est drôle, la Planche rouge de John McCracken ne suscitera pas d'expérience esthétique parce qu'on nous indiquera pourquoi elle est rouge et posée de biais contre le mur.


La chair des concepts

Marcel Duchamp avait probablement compris cette difficulté. Si on veut toucher le regardeur, il est impossible d'exposer des idées très longtemps sans leur donner un peu de chair, c'est-à-dire leur permettre de provoquer des sensations, voire des émotions. Ce qui l'a amené à mettre ce constat en pratique avec sa dernière œuvre intitulée Étant donnés : 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage… — une installation où le regardeur est convié à observer par un trou percé dans une porte en bois ce qui, au premier abord, semble être une scène de crime sexuel. 

Marcel Duchamp, "Étant donnés : 1° la chute d'eau 2° le gaz d'éclairage…", 1946-66. Vue de l'installation.

Mais l'œuvre de Duchamp n'est pas ce diorama qu'il a fabriqué secrètement durant vingt ans et qui ne fut découverte qu'après sa mort. L'œuvre consiste dans l'expérience qu'en fait le regardeur.
La gêne d'être transformé en voyeur en présence des autres visiteurs du musée, qui attendent leur tour pour coller leur œil à la porte, produit chez lui un mélange de fortes émotions. Ce qui, associé à ce qu'il cherche à comprendre des intentions qui ont pu amener Marcel Duchamp, artiste de réputation internationale, à produire cette attraction malsaine, le plonge dans un inexplicable vertige.  
Ici, la réflexion sur l'art occidental, la notion de contemplation et la position de spectateur ne reste pas purement théorique, comme avec les Ready made. Elle est inextricablement tissée avec des sensations. Mieux, elle est incarnée en elles. Elle ne pourrait exister sans elles. 
 

Un subtil équilibre

En refusant de faire intervenir le "plaisir rétinien" comme moteur principal de l'expérience esthétique, l'art contemporain s'est donné un cahier des charges particulièrement difficile : explorer les limites de l'art. 
Dans ce but, il ne s'agit plus de fabriquer des artéfacts (images, installations, performances) pour leurs qualités formelles, mais pour la manière dont ils vont interagir avec ceux qui les perçoivent. La matière première du travail des artistes contemporains est donc immatérielle. Elle est constituée par les intentionnalités qui entourent l'œuvre — c'est à dire l'ensemble des intentions affichées par l'auteur et celles qu'on lui attribue, celles déployées par l'œuvre elle-même et l'endroit où elle se trouve. 
C'est ce jeu d'intentions, en lieu et place des formes et des couleurs de l'art "traditionnel", qui a la charge de susciter une expérience esthétique. 

Bertrand Lavier, "Brandt-Haffner", 1984.

Jeff Koons, "New-Hoover-Deluxe-Shampoo-Polishers", 1980-86.
 
Mais pour cela, il ne suffit pas de continuer à exposer des objets du quotidien dans un musée où, a priori, ils n'ont rien à faire. Marcel Duchamp s'en est chargé avec ses Ready made et l'idée est maintenant épuisée. Le peu d'enthousiasme que suscite le déploiement d'électro-ménager de Bertrand Lavier ou de Jeff Koons, par exemple, le montre clairement. 
Au contraire, il est nécessaire de faire en sorte que l'installation matérielle soit également une installation mentale qui retient l'attention et la modèle de façon appropriée.  
 
Peter Fischli et David Weiss, "Équilibres", 1984-86. 
 
C'est ce qu'ont manifestement intégré Peter Fischli et David Weiss. En inventant une manière inattendue de présenter de banals objets, ils créent, dans l'esprit du regardeur, une tension entre deux types de représentation mentale : d'une partcelle statique et sage que les ustensiles ménagers sont censés avoir pour nous et, d'autre part, leur agencement en équilibre précaire qui les transfigure en acrobates de cirque
La dissonance cognitive que cela produit fonctionne de la même manière que la naissance d'une idée dans le cerveau humain. Le rapprochement inopiné entre deux domaines qui n'ont rien à voir habituellement provoque une sorte de court-circuit. Une étincelle qui, en présence d'une œuvre, se développe en expérience esthétique mais qui, dans d'autres contextes, peut se manifester par le rire lorsqu'on découvre la chute d'une histoire drôle, ou l’enthousiasme qui accompagne l'invention scientifique. 

 
La comparaison entre deux autres installations similaires nous permet de mieux comprendre comment une idée peut se transformer en œuvre et toucher ses regardeurs. 
L'installation de Mathieu Mercier, intitulée Le pavillon, a été couronnée, en 2003, par le premier prix Marcel Duchamp. Il s'agit de la reproduction grandeur nature, ou presque, d'un pavillon de banlieue. On saisit aisément l'intention de l'auteur : exposer la banalité de l'existence périurbaine dans un lieu dédié à l'exceptionnalité de la création. 

Mathieu Mercier, "Le pavillon", 2003.

Cependant, le pavillon en question n'est qu'une maquette stylisée qui ne possède pas la moindre particularité, patine ou signe de vie qui suggérerait une existence passée. Il n'est que l'idée d'un pavillon. Si bien que, à défaut d'inventer une forme sensible dans laquelle s'incarner, l'installation ne traduit que son intention première et échoue ainsi à créer de la dissonance chez le regardeur. 

 
À l'inverse, la même année, Erwin Wurm expose La maison obèse. Il s'agit, là aussi, d'un pavillon de banlieue. Mais, loin d'être une réplique banale, il se boursouffle et dégouline, comme s'il était constitué de crème chantilly — une manière pour l'auteur de stigmatiser les effets de la surconsommation. 

Erwin Wurm, "La maison obèse", 2003. 
  
Notée sur le papier, cette intention de critique sociale pourrait laisser le spectateur aussi indifférent que le Pavillon de Mathieu Mercier. Mais, ici, le propos s'incarne dans une forme immédiatement sensible, presque palpable. Les intentions intellectuelles et formelles sont fusionnées en un raccourci foudroyant. La grotesque évidence de cette maison de Dame Tartine périurbaine provoque le sourire, mais suggère également des implications sociales et existentielles qui résonnent longuement en nous. 


Le poids des intentions

Pour induire le mode de vigilance spécifique de l'expérience esthétique, les intentions, pas plus que les sensations, ne doivent prendre le pas les unes sur les autres. L'exercice, pour le créateur, consiste donc à trouver le fin réglage qui leur permet d'agir simultanément sur notre attention. 
L'installation de Jean-François Boclé, Les larmes de l'Homme-banane, illustre de manière explicite la fragilité de cet équilibre. Lorsqu'on découvre ce corps de gisant composé de 300 kilos de bananes, on est immédiatement saisi par la présence de ce gisant. Notre représentation du corps vient alors s'entrechoquer avec celle de ce déversement de fruits en cours de pourrissement, convoquant des visions de créatures surnaturelles — golem, monstre du docteur Frankenstein ou zombie.
 
Jean-François Boclé, "The Tears of Bananaman", 2009-2012.

Pas besoin d'explications pour ressentir qu'il s'agit d'une évocation critique des "républiques bananières" et des "monocultures d'exportation faisant fi de la santé et des droits fondamentaux des ouvriers agricoles". Nous le ressentons en nous. 
Mais, lorsqu'on s'en approche, on découvre que la peau des bananes est scarifiée de formules telles que "Garbage tropics", "Consomme toi", "Eat your liberty", "Poetica bananera"... 

Jean-François Boclé, "The Tears of Bananaman", détail.

On quitte alors l'état singulier de l'expérience esthétique pour retourner au mode de l'attention réflexive, celui qui va nous permettre de prendre connaissance des informations gravées sur les bananes. Les jeux de mots, parfois astucieux, de certaines formules n'y peuvent rien. Le charme est inexorablement rompu par des intentions trop clairement affichées qui font écran à la magie de l'œuvre... 
 
L'Homme-banane en phase finale de décomposition.
 
Jusqu'à ce que, plusieurs jours plus tard, le processus de pourrissement des fruits, partie intégrante de l'installation, rende illisibles les inscriptions superflues. L'Homme-banane retrouve alors toute sa puissance macabre.


Au lit, l'installation de Ron Mueck, repose sur un dispositif semblable : un, ou plutôt, une gisante. 
Nous sommes au chevet d'une femme qu'on suppose en détresse. S'éveille-t-elle sur une nouvelle journée de morne ennui ? Est-elle malade ? Est-ce juste la gêne d'être entourée de visiteurs non requis ? Nous n'en saurons rien. 
Et cette ignorance nous laisse dans un état de complète expectative. D'autant plus que cette femme mesure près de trois mètres de long.  

Ron Mueck, "Au lit", 2005.

Face à cette pathétique géante d'un réalisme hallucinant, notre esprit essaie de concilier deux phénomènes antagonistes. D'une part, les mécanismes de l'empathie qui nous font éprouver de la compassion pour cette femme qui pourrait être une parente ou une voisine et, d'autre part, notre image mentale du corps humain qui nous dit que, non, une telle anomalie ne peut exister. 

Ron Mueck, "Au lit", 2005.

Rien ne colle dans cette situation, nous le ressentons au plus profond de nous-même. Et l'absence complète d'explication, l'impossibilité d'accrocher des intentions simplificatrices à cette œuvre, nous force à laisser de côté notre conscience purement réflexive et accepter telle quelle la dissonance de la situation. 
Ce qui a pour effet de nous ouvrir à un espace extra-ordinaire, celui de l'expérience esthétique.
 
 
L'expérience esthétique est un mode d'attention singulier qu'on peut décrire comme une forme de transe légère que l'être humain cherche à provoquer, depuis des millénaires, à travers l'invention d'artefacts et de dispositifs toujours renouvelés. 
C'est ainsi qu'au vingtième siècle, est apparu un nouveau type d'œuvres plastiques qui ne s'appuie pas sur les mêmes dispositifs attentionnels que les peintures et les sculptures des époques précédentes. 

Scène du film de Ruben Östlund "The square", 2017.

Il s'agit, pour cette nouvelle forme d'expression, de cibler nos modèles de cognition (c'est-à-dire la manière dont nous appréhendons les choses et les êtres), ainsi que les intentionnalités que nous ne pouvons nous empêcher de leur attribuer. L'objectif étant d'amener des éléments, habituellement incompatibles, à se côtoyer pour provoquer une dissonance cognitive.  
En cela, l'art contemporain constitue un formidable terrain d'expériences pour comprendre la manière dont les images, indépendamment de leurs qualités formelles, sont capables d'agir sur nous.



À lire en complément :
 
Sur l'art contemporain : Trois nuances de blanc 
Sur l'équilibre sensations/cognition : Le marché des émotions
Sur la dissonance cognitive : Photographier l'incertitude 



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