Trois nuances de blanc


 



Dîners des Vilains Bonshommes. Cercle des poètes zutiques. Club des Hydropathes. Fumistes. Hirsutes. Incohérents… À Paris, dans les années 1870-1880, se développe une galaxie de "mouvements artistiques" plus ou moins éphémères qui placent l’humour et l’irrévérence au centre de leur activité. 
Composés principalement d’écrivains et de dessinateurs, leurs auteurs revendiquent "les méthodes d’exécution les plus imprévues pour faire enfanter des œuvres follement hybrides à la peinture et à la sculpture ahuries". Et déclarent "œuvre d’art incohérent" tout dessin d’une personne ne sachant pas dessiner.
Cette liberté par rapport aux conventions artistiques leur permet d’extraordinaires intuitions qui anticipent nombre des inventions attribuées aux avant-gardes du vingtième siècle : collages surréalistes, théâtre de l’absurde, installations, happenings, musique silencieuse, peintures monochromes.
C’est ainsi qu’en 1883, à la suite de son ami Paul Bilhaud qui venait d’exposer une peinture complètement noire – le fameux Combat de nègres dans la nuit – Alphonse Allais réalise un album composé d’une série de monochromes, dont l’un d’eux, qu’il intitule Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, est uniformément blanc.

Alphonse Allais, "Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige", 1883.
 
Pour Alphonse Allais, il s’agit clairement d’une plaisanterie, une manière de railler les nouvelles expérimentations de peintres qui, comme Whistler, réduisent drastiquement la gamme de leur palette dans le but de mettre en évidence les qualités formelles de la ligne et de la couleur
D'ailleurs, les Hydropathes, Hirsutes et autres Incohérents ne sont ni des iconoclastes, ni des révolutionnaires. S’ils aiment prendre pour cible la bourgeoisie et ses engouements, lorsque l’enthousiasme pour leurs manifestations retombe et que les critiques commencent à se multiplier, ils baissent les bras. Ils voulaient juste s'amuser. Ce qu’ils revendiquent, c’est "simplement vivre, faire de la poésie, boire et chanter."

James McNeill Whistler, "Symphony in White, No. 1 : The White Girl", 1861-63.
 
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En 1918, le peintre russe Kasimir Malevitch exécute, à son tour, un tableau complètement blanc connu en France sous le nom de Carré blanc sur fond blanc
Mais ses motivations sont complètement différentes de celles d’Alphonse Allais. Il s’agit, pour lui, d’une recherche picturale exigeante au cours de laquelle il récapitule les influences des avant-gardes européennes – impressionnisme, fauvisme, primitivisme, cubisme, cubo-futurisme – ce qui l’amène progressivement, au travers de l’aplatissement et de la fragmentation des volumes, d'une volonté de stylisation des formes toujours plus grande et de l’usage de la couleur pure, à se détacher de toute représentation figurative du monde.

Kasimir Malevitch, "Séchage du linge", 1903.

Kasimir Malevitch, "Sur le boulevard", 1911.

Kasimir Malevitch, "Le rémouleur", 1911-1913.

Kasimir Malevitch, "Composition avec Mona Lisa", vers 1915.
 
C’est ainsi que Malevitch parvient à forger son propre style, qu’il nomme le suprématisme et poursuit toujours plus loin dans l’abstraction, produisant le célèbre Carré noir sur fond blanc, considéré par certains comme l’aboutissement de la peinture.

Kasimir Malevitch, "Quadrangle" dit "Carré noir sur fond blanc", 1915.
 
Mais il ne s’arrête pas là. Porté par l’enthousiasme de l’invention, il est bien décidé à recueillir les "fruits extraordinaires" de ce qu’il nomme le "réalisme transmental" qui, d’illumination en illumination, le mènera jusqu’au Carré blanc sur fond blanc.

Kasimir Malevitch, "Carré blanc sur fond blanc", 1917-18.

"J’ai dépassé la frontière du ciel des couleurs, je suis parvenu dans le blanc, voguez à ma suite, camarades aviateurs… voguez dans l’abîme libre et blanc, l’infini est devant vous", écrit-il dans son Manifeste suprématiste.
 
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Trente trois ans plus tard, le peintre américain Robert Rauschenberg réalise la première de ses White Paintings. Elle consiste en une toile carrée de 122 centimètres de côté, uniformément blanche, sans même les discrètes vibrations de nuances et de touches picturales que comportait le tableau de Malevitch.
Cette œuvre, à la différence des précédentes, ne résulte pas d’un geste intentionnel. Alors qu’il prépare au rouleau une toile pour une peinture à venir, Rauschenberg est frappé par la perfection de la surface immaculée qu’il vient de produire. Il décide alors de la garder telle quelle. 

Robert Rauschenberg, "White painting", 1951.

Dans un premier temps, White Painting servira d’élément de décor pour la Pièce de théâtre n°1, de John Cage et Merce Cunningham – un "évènement" intégrant musique, danse, texte et peinture, qui sera considéré comme le premier "happening" de l’histoire de l’art. Puis, deux ans plus tard,  elle  sera exposée pour elle-même dans une galerie de New York. 
 
 
Le rire, l’invention et l’expérience esthétique 
 
Malgré la quasi similitude des images produites, ces trois œuvres répondent à des intentions et des contextes de création très différents. Pourtant, elles sont le fruit d'un même type d'expérience : le surgissement des idées.

Les idées ne sortent pas de nulle part. Elles jaillissent de la rencontre soudaine de deux éléments appartenant à des domaines étrangers, à la manière d'un collage dans lequel l'assemblage de deux images banales produit une composition surprenante.
 
Stephen McMennamy, "Combophoto", 2017.
 
En ce qui concerne les tableaux blancs, l'idée consiste dans le rapprochement incongru entre, d'une part, des images qui, par définition, sont censées donner à voir quelque chose et, d'autre part, des surfaces où il n'y a, précisément, rien à voir. 
 
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Dans le contexte satirique des arts incohérents, l'étincelle de l'idée ne débouche sur rien. Comme c'est le cas avec les blagues, elle se résout avec sa découverte. Il s’agit d’une sorte de court-circuit. L’énergie psychique qui est alors produite ne trouve d'autre débouché que celui de s'investir dans "un enchaînement de petites expirations saccadées, accompagné d'une vocalisation inarticulée et la contraction de muscles faciaux", ce qu'on appelle, pour faire court, le rire.
 
Paul-Eugène Mesplès, "Le bal des Incohérents", 1891.
 
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La recherche picturale de Malevitch s’apparente, elle, au processus de l’invention dans le domaine scientifique. Elle consiste en une succession d’idées qui en génèrent d’autres en vue de la résolution d’un problème. Une cascade de tâtonnements, illuminés de temps à autres par une découverte saisissante dont l’énergie se manifeste dans l’enthousiasme de la création. Un enthousiasme qui amène le peintre à aller toujours plus loin dans sa recherche. Et à dépasser "le ciel des couleurs". 
 
Kasimir Malevitch, "Supremus", 1916.

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La sidération de Rauschenberg, lorsqu’il découvre la surface blanche qu’il vient de produire, est celle de l’expérience esthétique. La révélation que l'ordinaire – une toile blanche – peut se transfigurer en quelque chose d'extraordinaire, en l'occurrence une œuvre radicale qui, selon John Cage, constitue "un aéroport pour la lumière, les ombres et les particules".
Mais ce genre de révélation ne se produit pas tous les jours. Les peintres en bâtiment n’éprouvent pas ce type d’expérience chaque fois qu’ils repeignent un mur. Pour que celle-ci survienne, le terrain – c’est-à-dire le cerveau du peintre – doit avoir été préparé, nourri par un long travail exploratoire plus ou moins conscient, de la même manière que les moines zen doivent pratiquer la méditation plusieurs années avant d'espérer connaître l'illumination.  
 
Robert Rauschenberg, "Automobile Tire Print", 1951.

Au moment où la découverte de sa toile blanche le saisit par surprise, Robert Rauschenberg est encore un débutant. Il cherche sa voie. Tâtonne dans de multiples directions. Fourmille d'idées inabouties : estampes qui ressemblent à des radiographies aux rayons X, empreinte de pneu sur une bande de papier de plus de six mètres de long ou peintures consistant en incisions dans une épaisse base de pâte blanche.
 
Robert Rauschenberg, "22 The Lily White", vers 1950.
 
Sa réputation, au sein du Black Mountain College auquel il est inscrit, est celle d'un farceur. Josef Albers, son professeur, le considère comme son plus mauvais élève. Invité à une exposition des premières œuvres de Rauschenberg, un autre enseignant y amène son fils pour lui montrer ce qu'il ne faut surtout pas faire.
Pourtant, l'acharnement touche-à-tout de Robert Rauschenberg et sa disponibilité d'esprit qui le rend attentif aux événements les plus inattendus finissent par produire des idées hors-normes, des idées qui vont contribuer à faire basculer l'art moderne dans un nouveau paradigme, celui de l’art contemporain.
 
Robert Rauschenberg, "White Painting, (four panels)", 1951.
 
Après la révélation de sa première peinture blanche, Robert Rauschenberg en produira des variantes en les assemblant par deux, trois, quatre, cinq, sept… Mais ce qui aurait suffi à bien des artistes peu imaginatifs ne le satisfait pas. Il a compris que le concept seul ne peut nourrir longtemps l'expérience esthétique. Pour captiver les regardeurs, il faut que celle-ci soit alimentée, également, avec la "chair" des formes. 
Il poursuit donc son exploration des champs les plus divers et parvient à ce qui constituera son terrain de jeu privilégié et sa signature, les Combine paintings, des œuvres composites associant peintures, sérigraphies et objets les plus divers. Une œuvre riche et foisonnante, l’exact inverse du concept désincarné des White Paintings, mais une œuvre qui n’aurait pas été possible sans "l’aéroport" à idées qu’elles ont constitué.
 
Robert Rauschenberg, "Monogram", 1955-59.

 
L'art du vide

Dans Art, la pièce de théâtre de Yasmina Reza créée en 1994, trois amis se déchirent autour d'une peinture blanche que l'un d'entre eux vient d'acheter et présente fièrement aux autres. Sortie en pleine "querelle de l'art contemporain", la pièce, traduite en trente-cinq langues, a remporté un succès phénoménal avec, notamment, cette réplique illustre : "Quoi, tu as payé deux cent mille francs pour cette merde ?" 
 
"Art", mise en scène de Katie Laris.

 Cependant, même si la pièce évoque des notions telles que la diversité des goûts et le prestige social conféré par la possession d'œuvres d'art, son thème principal reste celui des relations entre amis. La peinture n'est qu'un prétexte pour tester la solidité de leur amitié. 
À la fin du spectacle, l'un des protagonistes, incapable de supporter le vide du tableau, ne résiste pas à la tentation de le meubler par un dessin que n'aurait par renié Alphonse Allais, celui d'un skieur vêtu de blanc descendant une pente enneigée. 

"Art", mise en scène de Patrice Kerbrat.
 
Mais, après un bon repas au restaurant, les amis réconciliés reviennent dans l'appartement et effacent le dessin sacrilège, rendant au tableau sa radicale blancheur. 

"Art", mise en scène de Patrice Kerbrat.

Coïncidence ou clin d'œil érudit, ce geste d'effacement reprend celui d'une œuvre que Robert Rauschenberg a réalisée peu après ses White Paintings. Il s'agit d'un dessin au crayon du peintre Willem de Kooning sur lequel Rauschenberg a méticuleusement travaillé, un mois durant, dans le but de l'effacer complètement.

Robert Rauschenberg, "Erased de Kooning drawing", 1953.




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