Beau comme un silo

 
 
 
 
 
Dans le documentaire Beau comme un tracteur, la réalisatrice Clara Beaudoux retourne voir son oncle Michel, agriculteur retraité de la Beauce, pour discuter avec lui de ce qu’il trouve beau.

Clara Beaudoux, "Beau comme un tracteur", 2024.

Michel lui fait visiter la campagne autour de son village et lui montre les endroits qu’il apprécie. Les champs – champ de colza en fleur, champ de lavande, de tournesol et, pour le parfum, champ de fenouil. Ainsi que les couchers de soleil sur le village. 

Le village de Moisy.
 
Les voisins se prêtent aussi au jeu et viennent présenter des objets qu’ils estiment beaux. Mais on les sent quelque peu embarrassés. Ils ne sont pas trop sûrs de leurs choix. Alors, ils ont amené des objets anciens – lampe à pétrole, fusil du grand-père, faux, mesure à grains – des objets qui, ayant traversé le temps, leur semblent plutôt incontestables…
 
Mesure à grains.

Un autre voisin, Maurice, raconte qu'enfant, il a visité avec son père le château voisin de Lierville qui l’a beaucoup marqué. Il s’est d’ailleurs fait bâtir une maison dont le plan en équerre et la tourelle trahissent une incontestable influence. 

Le château de Lierville et la maison de Maurice.

Puis la réalisatrice demande à son oncle ce qu’il pense de l’architecture des silos à grains auprès desquels ils se sont installés. "Bah, c’est du béton, répond Michel. Pour moi l’architecture, c’est des châteaux. Des trucs anciens." Il a beau reconnaitre que les formes des silos évoquent des colonnes, cela ne le convainc pas pour autant que ces édifices agricoles puissent être considérés comme de l’architecture. Qu’ils soient beaux. 

Silo agricole.
 
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Ces exemples nous montrent de manière concrète comment les notions d’art et de beau servent à créer de la distinction sociale. Ils valorisent les "dominants" au travers de leurs possessions et de leur goûts, alors que les qualités plastiques des biens qui accompagnent l’existence des "dominés" sont invisibilisées. Il ne s’agit pas seulement de l’opposition haute culture contre culture populaire, Beaux-Arts contre cartes postales, l’enjeu est bien plus profond que cela.

Les "Glaneuses" de Millet en versions portatives.

Les dominés ont intériorisé le fait que les valeurs esthétiques ne peuvent exister que dans le monde de ceux que Pierre Bourdieu a qualifié "d’héritiers", ceux qui détiennent les clefs de la culture et du bon goût. Les "dominés culturels" sont convaincus que leur monde ne possède aucune qualité autre que fonctionnelle. C'est non seulement leur force de travail qui est asservie, mais leur imaginaire qui est confisqué. Leur architecture ne peut être qu’une version dégradée de celle des héritiers, leurs images doivent plagier celles des musées. 
 
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Ce constat n’est pas nouveau. D’ailleurs, pour y remédier, nombre de personnes bien intentionnées prônent l’accès à la culture pour tous. Mais, ce faisant, elles ne font que renforcer la dépendance. 
Pour rétablir une véritable égalité, il ne s’agit pas d’ouvrir les châteaux lors des Journées du patrimoine, ce qu’il faut ouvrir, ce sont les silos. Dire haut et fort ce que clamaient certaines avant-gardes au début du vingtième siècle : il est possible de trouver autant de "beauté" dans les usines – et les silos – où travaillent, en semaine, ouvriers et paysans, que dans le château de Versailles qu’ils paient pour visiter, le dimanche.

Intérieur du silo de Valmont, Inventaire général, Région Normandie, 2014.
 
La beauté n’existe pas en soi. C’est un jugement de valeur, une appréciation. Et cette appréciation n’est possible que lorsqu’on accorde une certaine forme d’attention à un artefact possédant des qualités plastiques qui lui permettent de susciter une expérience esthétique. 
C'est ce qu'illustre le travail de Hilla & Bernd Becher qui, inlassablement, ont documenté les formes industrielles, démontrant les indéniables qualités plastiques que ces constructions offrent à ceux qui savent les regarder.
 
Hilla & Bernd Becher, "Sculptures anonymes", 1970.
 
Quand à la créativité inhérente à l'espèce humaine, même si elle n'est jamais complètement éradiquée, le formatage culturel parvient aussi à biaiser la manière dont elle est perçue, même par son auteur. Ainsi, dans le jardin de son ersatz de château, le voisin Maurice a réalisé une œuvre surprenante. Mais ne lui accorde aucune qualité visuelle.
 
Clara Beaudoux, "Beau comme un tracteur", 2024.
 
On ne s'attend pas, bien sûr, à ce que Maurice présente son alignement de shorts rouges comme une installation de land art, mais on pourrait penser, au moins, qu'il la considère comme une réinvention malicieuse de l'épouvantail. Pourtant, il n'en tire pas la moindre satisfaction esthétique. Pour lui, ce n'est rien d'autre qu'un moyen bon marché pour éloigner les oiseaux de ses framboisiers. 

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Pour permettre l’accès de tous, non pas à la culture calibrée des élites, mais à la présence stupéfiante des choses, il faut se débarrasser des étiquettes qui rangent certaines images dans la catégorie du beau ou de l'art. On permet, ainsi, au quotidien de devenir une source inépuisable – et non marchandisable – d’expérience esthétique. 
Le documentaire Beau comme un tracteur nous présente deux exemples saisissants de cette disponibilité d'esprit lorsqu'il nous montre Michel assis au pied d’un monumental empilement de bottes de paille, ou lorsqu'il regarde venir vers lui une moissonneuse-batteuse à la silhouette de sauterelle géante. 

Clara Beaudoux, "Beau comme un tracteur", 2024.
 
Nous ne savons pas ce que ressent Michel en ces moments. Mais ce qui est certain, c’est qu'il est bien plus profitable d'y voir ou, plus précisément, d'y inventer de la beauté, plutôt que de considérer comme des horizons indépassable de l'Art les tableaux de Nicolas Poussin exposés au Louvre ou ceux de Jean-François Millet, dont le misérabilisme a abreuvé le monde paysan sous la forme de bibelots kitsch.

Nicolas Poussin, "L'été", 1660-1664. Jean-François Millet, "Des glaneuses", 1857.

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Cependant, si l'agro-industrie, ses champs de monoculture et ses lieux de stockage, sont toujours d'actualité, le monde de Michel, lui, est en train de disparaître.
La sacralisation des œuvres d'art et de l'architecture monumentale s'estompe, diluée dans l'offre proliférante des industries culturelles. Pour la plupart des nouvelles générations, le Louvre et le château de Versailles ne sont que des décors de séries glamour, et les œuvres qu'ils abritent, des accessoires interchangeables destinés à l'arrière-plan chic et mode de gigaoctets de selfies. 
 
Léonard de Vinci, "La Joconde", 1503-1517.

On pourrait se réjouir de l'érosion des valeurs aliénantes de la culture du passé. Sauf qu'il s'agit-là d'une fausse démocratisation. La domination a changé de forme. Elle fait désormais appel à un autre type de manipulation de l'attention. À la fascination pour les valeurs sacrées de la haute culture, elle a substitué la fragmentation d'une attention dont chaque milliseconde est monétisée par l'aspiration des données. 
 
Clara Beaudoux, "Beau comme un tracteur", 2024.

Lorsqu'on est enchaîné par l'infini déroulement des fils d'actualité ou les interminables échanges de chats, comment retrouver le temps long de la contemplation ? 
Pas plus que le paysan de jadis rivé à son sillon ne trouvait le temps d'apprécier le sublime d'un paysage réservé aux riches oisifs de l'aristocratie européenne, le consommateur aux yeux fixés sur son smartphone n'a pas la possibilité de libérer la moindre minute d'attention pour apprécier un effet de lumière sur un champ, la forme imprévue d'un bâtiment ou l'hypnotique rotation des pales d'une éolienne. 

 
 
Pour voir le film sur le site d'Arte France   
  

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