Paysages de l'esprit

 
 
 



L’expérience esthétique, c'est ce qu'il se produit lorsqu'on apprécie des œuvres d'art, c'est-à-dire des images qui ont été réalisées dans le but de susciter une telle expérience. Mais celle-ci ne survient pas uniquement face aux œuvres d'art.  
Pour de nombreuses personnes, l'expérience esthétique se manifeste également lors de la découverte de paysages plus ou moins exceptionnels, découverte souvent associée à des effets de lumière inattendus – un crépuscule flamboyant, un rayon de soleil tombant sur un petit pan de mur jaune, la vibration de l’atmosphère limpide d’un matin d’été... 
 
Varengeville-sur-Mer, 23 juillet 2023.
 
Que se passe-t-il alors ? Cette expérience est-elle du même ordre que celle que procure une peinture sciemment réalisée à cet effet ? Et, si oui, pourquoi ? 
La réponse est simple, mais loin d’être évidente. Un paysage que nous admirons au détour d’un chemin et une peinture accrochée aux cimaises d’un musée résonnent de la même manière dans nos têtes. Et pour cause. Les dispositifs mentaux qu’ils mettent en jeu sont identiques car, avant toute rencontre, les paysages existent déjà dans nos esprits sous la forme d’œuvres d'art.

James McNeill Whistler, "Violet et argent, la mer profonde", 1893.
 
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. En Europe, les montagnes n’ont longtemps été qu’un obstacle à la circulation des hommes et des biens, et les bords de mer uniquement un lieu de labeur pour les pêcheurs, les ramasseuses de galets et autres collecteurs de coquillages. Quant aux flamboyants couchers de soleil qui allaient faire "délirer jusqu'aux larmes" le jeune Marcel Proust, ils ne constituaient qu’un indice du climat du lendemain.

Ramasseuses de galets, Dieppe, début du 20e siècle.

Mais cela, c’était avant que les peintres ne commencent à cadrer des fragments de territoire pour en faire les sujets à part entière de leurs tableaux et les poètes à chanter la beauté de la nature.
Au début du dix-huitième siècle, Daniel Defoe juge le Lake District, dans le nord de l’Angleterre, "désolé et effrayant". Pourtant, quelques décennies plus tard, ce territoire va devenir une inépuisable source d’inspiration pour William Wordsworth, dont la poésie contribuera à en faire une région où, selon un contemporain, "il y a maintenant plus de touristes que de moutons".
 
Joseph Mallord William Turner, "Windermere depuis Ormot Head", vers 1797.


L'invention du paysage
 
Comment s'est effectuée cette métamorphose ? Et pourquoi ? 
 
À partir de la Renaissance, une nouvelle conception du monde s'installe. L'influence de la religion chrétienne s’affaiblit progressivement au profit de sociétés de plus en plus sécularisées, tandis que la notion d'individu monte en puissance. Cette transformation des mentalités, de la politique et de l'économie se manifeste inévitablement dans les images.  

Au Moyen-Âge, la représentation très stylisée des rochers et des arbres ne servait qu'à évoquer leur présence dans des scènes principalement issues de la Bible. Mais, à partir de la Renaissance, la figuration des personnes comme de leur environnement évolue vers le naturalisme. Les éléments de territoire font l'objet d'un rendu de plus en plus minutieux, même s'ils ne constituent toujours que l'arrière-plan de sujets religieux.
 

Giotto, "La fuite en Égypte", 1303-05.
Joachim Patinir, "Repos pendant la fuite en Égypte", 1515-24.
 
Puis arrive un moment où montagnes et rivières ne sont plus uniquement là pour mettre en valeur la gloire de Dieu, mais pour montrer le cadre de vie des hommes. Et, notamment, les territoires dont ils sont les possesseurs. 
 
C'est alors que naît, en Europe occidentale, la notion de paysage. 
 
Le premier terme à traduire cette idée est celui de lantscap (qui donnera landscape en anglais). Il apparaît à la fin du quinzième siècle, en Europe du Nord, dans les provinces de la Frise. Et ce n'est pas un hasard s'il désigne une étendue de territoire de fabrication humaine : des terres gagnées sur les eaux – les polders – entourant des monticules sur lesquels se dressent les villages des petites communautés qui les ont créé, les gèrent et gardent un œil sur ces riches terres agricoles et d'élevage. Une terre d'abondance dont sont fiers les villageois, un "pays gras" dont certains tableaux du cycle des saisons, de Brueghel, nous donnent une idée.
 
Pieter Bruegel l'ancien, "La moisson", 1565.
 
En Italie, où règne un autre type de système social, c'est autour des princes et des notables que se déploient les paysages qui représentent les terres sur lesquelles s'exercent leur pouvoir. 
C'est ainsi que les sites, éléments de puissance économique et politique, deviennent des instruments de prestige à travers les image cadrées et magnifiées qu'en dessinent les peintres.  
 
Piero Della Francesca, "Portrait de Federico da Montefeltro et de son épouse Battista Sforza", vers 1465.

*
 
"L’invention du paysage" constitue un moment exceptionnel de l'apprentissage du regard et nous permet de comprendre le processus par lequel l’esprit humain se modèle pour élargir, à un nouveau domaine, le champ de ses potentielles expériences esthétiques.
Cependant, cette "transfiguration" n’est pas chose facile. 
Comme ce fut le cas pour l’invention de la perspective à l’époque de la Renaissance, l’emploi de dispositifs optiques peut s’avérer une aide précieuse. 
 
Claude glass, vers 1780.
 
Le Claude glass – le miroir de Claude – en est un exemple. Préconisé aux voyageurs anglais du dix-huitième siècle par le révérend William Gilpin, l’inventeur du terme "pittoresque", il s’agissait d’une sorte de rétroviseur renvoyant une image légèrement convexe et assombrie. Le site, ainsi recadré et teinté d’une lumière mordorée par le miroir, prenait alors un petit air de tableau de Claude Lorrain – peintre alors souverainement apprécié en Angleterre – aidant l'apprenti esthète à voir les qualités plastiques d'un site qu'il transformait ainsi en paysage.
  
Claude Lorrain, "Paysage avec le repos pendant la fuite en Égypte", 1650-55.

*
 
Quelques décennies plus tard, il n’est déjà plus nécessaire d’utiliser un dispositif matériel pour apprécier les caractéristiques visuelles d’un paysage. Celles-ci ont été, en quelque sorte, intériorisées. À l'orée du dix-neuvième siècle, Caspar David Friedrich a illustré de manière spectaculaire ce formatage de la vision dans de multiples peintures. 
 
Caspar David Friedrich, "La lune se levant sur la mer", 1821.
 
Ses personnages se rendent au bord de la mer ou dans de sombres forêts pour admirer la lune, escaladent les montagnes pour contempler le tourbillonnement des nuées ou s'en vont éprouver le frisson du sublime devant des falaises de marbre. Ils n’ont plus recours à des accessoires optiques mais leur boîte crânienne abrite un "schème perceptif", un dispositif mental constitué d’un labyrinthe de références culturelles et émotionnelles qui leur permet de voir ces sites comme s’ils les contemplaient accrochés aux cimaises d’un musée.
 
 
Caspar David Friedrich, "Deux hommes contemplant la lune", 1819,
"Falaises de craie sur l'île de Rügen", 1818.
 
À la seule force de l’esprit, mais un esprit modelé par le romantisme allemand, ces "regardeurs" transfigurent des phénomènes naturels en œuvres d’art. Comme pourra le dire Oscar Wilde quelques années plus tard, "il n’y avait pas de brume à Londres avant que Whistler ne la peigne".
 
James McNeill Whistler, "Nocturne bleu et argent", 1870-75.
   
 
La saturation du regard
 
On pourrait penser que cette explication ne concerne que les émois d’une petite élite d’aristocrates anglais en baguenaude et d’âmes romantiques découvrant les merveilles de la nature. Or, il n'est pas nécessaire d'arpenter les musées jour et nuit pour être marqué par la représentation des paysages. Quelque soit notre héritage culturel, nous baignons dans un flot d'images qui préfabriquent notre regard. Il ne faut pas, en effet, sous-estimer l'incroyable diffusion des images dans la civilisation européenne et leur présence, plus ou moins consciente, à chaque instant de nos vies. 
Et cela, bien avant l’invention du paysage.

Église San Vitale de Ravenne, "Moïse reçoit les tables de la loi", 6e siècle.

Depuis le début de l’ère chrétienne, les églises ont offert aux fidèles, c'est-à-dire à l’ensemble de la population, un vaste répertoire iconographique sous forme de mosaïques, fresques, icônes, vitraux, retables...
Un répertoire que les innovations techniques vont développer de manière exponentielle.
 
Gravure de Claude Lorrain, "Paysage avec dessinateur", 1638-41.

Avec l'invention de l'imprimerie, les gravures diffusent et popularisent les œuvres des maîtres. Ces œuvres, à leur tour, sont reprises par les peintres locaux, maîtres verriers et autres artisans, si bien que le paysage devient omniprésent, comme le montrent les motifs qui ornent les innombrables accessoires de la vie quotidienne – vaisselle, textiles, tentures... 


Assiette à décor polychrome du 18e siècle.
Toile de Jouy, "Les occupations de la ferme", vers 1795.
 
Plus tard, la photographie prend le relais. Elle étend la diversité des géographies représentées, transfigure des lieux peu familiers en paysages dignes d’admiration et, sous la forme de cartes postales, contribue largement à stéréotyper le "pittoresque".
 
Frères Zangaki, "Village égyptien et pyramide", vers 1880. 
Carte postale, milieu du 20e siècle.
 
Au vingtième siècle, c'est au tour du cinéma de saturer d'images les esprits. Dès ses origines, il recourt largement à la peinture comme source d'inspiration pour créer ses décors et composer ses plans. Les branches fourchues des arbres de Caspar David Friedrich accrochent la robe de Blanche Neige, les paysages de Gainsborough cadrent l'ascension et la déchéance de Barry Lyndon. 

 
Walt Disney, "Blanche neige et les sept nains" , 1937.
Stanley Kubrick, "Barry Lyndon", 1975.

 
Apprivoiser les nouveaux paysages
 
Cependant, depuis l'irruption de la révolution industrielle, la civilisation occidentale est devenue de moins en moins bucolique. Plongés dans des environnements inédits et souvent brutaux, les peintres et les photographes, puis les cinéastes, sentent la nécessité de s'approprier villes et industries pour les transformer en paysages. Au moment où Whistler fait exister les brouillards de Londres dans notre esprit, Monet, de son côté de la Manche, attire notre attention sur le potentiel esthétique des trains et des gares.

Claude Monet, "La gare Saint-Lazare", 1877.
 
Mais si, à la fin du dix-neuvième siècle, il fallait encore mettre à contribution des effets de lumière, de fumée et de brume pour révéler les qualités visuelles des grandes villes, quelques années plus tard, ces voiles atmosphériques ne sont plus nécessaires. Les paysages urbains sont apprivoisés. Ils peuvent maintenant habiter les esprits par eux-mêmes.

Andreas Feininger, "Ligne d’horizon de Chicago en arrière-plan d'un train pour New-York", 1948.
 
Si bien que, pour déclarer sa passion amoureuse, un new-yorkais de la fin du vingtième siècle peut trouver que le pont de Brooklyn constitue un arrière-plan tout aussi romantique qu'un coucher de soleil ou qu'un ciel illuminé par un mince croissant de lune.
 
Woody Allen, "Manhattan", 1979.
  

 *
 
Dès les années 1930, peintres et photographes avaient également compris le potentiel esthétique de la géométrie des formes industrielles. Mais il faudra attendre les grandes vagues de désindustrialisation des années 70 pour que ces paysages s'inscrivent massivement dans nos esprits avec, comme interface, le cinéma de science-fiction. 
 
Diego Rivera, "L'industrie de Détroit", détail, 1932-33.
 
C'est à cette époque, en effet, que les grils, racks et autres tubulures d'usine investissent l'intérieur des astronefs, tandis que les tours de cracking sont massivement mises à contribution pour dessiner la skyline des villes du futur.
 

Ridley Scott, "Alien", 1979, "Blade Runner", 1982.

Ainsi, dans cette vaste opération de domestication de chaque environnement possible, les lieux les plus dépréciés de la société occidentale – quartiers délabrées, périphéries urbaines délaissées, friches industrielles – sont dorénavant des paysages avidement recherchés pour leurs qualités esthétiques inédites. Parés d'
effets de lumière sophistiqués, ils peuvent ainsi servir de décor aux courses poursuites cinématographiques ou de zone de guerre pour les jeux vidéo.

Infinity Ward, "Call of duty : Warzone", 2024.

Quant aux aventuriers de l’Urbex, ces explorateurs urbains qui franchissent grillages et barbelés pour s’introduire dans des lieux abandonnés, ils ont pris le relais des voyageurs anglais qui parcouraient l’Europe du dix-huitième siècle. Leur appareil photo numérique a remplacé le Claude glass, mais leurs images excessivement retravaillées produisent une nouvelle forme de pittoresque qui leur permet de s’approprier mentalement les lieux les plus hostiles qu’ils sont amenés à traverser. 

Andrew Amistad, exploration urbaine à Détroit, 2024.

*
 
Les paysages sont des pays sages, des environnements domptés par le regard. Avant même que nous y soyons confrontés, nous les connaissons. Ils ont été gravés dans notre esprit par les innombrables images produites par des générations de peintres, dessinateurs, photographes et cinéastes. Lorsque, au détour d'un chemin ou d'une rue, nous sentons une expérience esthétique nous saisir, ce sont ces œuvres ou, plutôt, leur variante locale, que nous réinventons en nous pour l'occasion, qui modèle notre attention et nous emporte dans un état second. 
 
"Nous trouvons les œuvres de la nature d’autant plus plaisantes qu’elles ressemblent davantage à celles de l’art", notait déjà, en 1712, l’essayiste anglais Joseph Addison.



Pour en savoir plus  
 
Alain de Botton, L’art du voyage, Mercure de France, 2003
Anne Cauquelin, L'invention du paysage, PUF, 2000
Philippe Descola, Les formes du paysage, cours du Collège de France, 2011-2014 (captation et résumés en ligne)
 
 

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