De la soupe sur les Tournesols


Le vendredi 14 octobre 2022, deux jeunes militantes du mouvement écologiste Just stop oil s’introduisent à la National Gallery de Londres et projettent de la soupe à la tomate sur le tableau de Vincent Van Gogh appartenant à la série des Tournesols. Après s’être encollé les mains sur le mur, elles déclarent : « Qu’est-ce qui a le plus de valeur, l’art ou la vie ? L’art vaut-il plus que la nourriture ? Plus que la justice ? Êtes-vous plus concernés par la protection d’une peinture ou par celle de notre planète et de ses habitants ? »
 
L'action de Just Stop Oil à la National Gallery filmée par Rich Felgate.
 
Un acte Sacrilège 
 
L’action provoque des réactions d'indignation, même de la part de ceux qui approuvent le message environnemental. « Comment peut-on s’en prendre à une œuvre d’art qui constitue la meilleure part de l’humanité ? » Pourtant, l’objectif est atteint. La dénonciation des projets pétroliers et gaziers relancés par le gouvernement britannique fait le tour du monde.
Or le tableau, recouvert d’une vitre n’a pas été le moins du monde endommagé. Le support physique de l’œuvre, sa toile, ses pigments, son vernis sont intacts. Et il suffira d’un simple nettoyage du verre de protection pour faire disparaître toutes traces de l’opération.
 

Vincent Van Gogh, "Nature morte : vase avec 14 tournesols", 1888.
 
Pourquoi, alors, un tel déferlement médiatique ? Pourquoi l’information est-elle plus commentée que les blocages d’autoroutes ou les perturbations de rencontres sportives qui concernent un nombre de personnes bien supérieur à celles fréquentant les musées ? Pourquoi ce geste, physiquement anodin, permet-il de faire parler de décisions lourdes de conséquences pour le climat de la planète, décisions qui étaient jusqu’alors passées relativement inaperçues en dehors des îles Britanniques ?

Pour le comprendre, il faut se rappeler qu’un tableau n’est pas qu’un simple support physique recouvert de couleurs. Ce que les militantes de Just Stop Oil ont atteint, ce n’est pas l’objet, c’est le halo de respect qui l'entoure et le transfigure en œuvre d’art. C’est son aura.
 
 L'invention de l'art

L’exceptionnelle prégnance des œuvres d’art dans l’imaginaire de la société occidentale ne repose pas uniquement sur leurs qualités formelles. Elle s’explique par une longue construction sociale qui s’étale sur plusieurs siècles.
La notion d’art, telle que nous la connaissons actuellement, s’est développée à partir d’une revendication catégorielle des peintres, sculpteurs et architectes de la Renaissance italienne. Pour obtenir un statut meilleur, ils sont parvenus à faire reconnaître la dimension intellectuelle de leur travail, notamment grâce à l'utilisation de la perspective géométrique dans leurs œuvres. Une opération de revalorisation qui leur a permis de se différencier des « simples » artisans, mais a également contribué à la mise en place d'une figure héroïque, celle de l’artiste.

 

Michel-Ange, sous les traits de Charleton Heston, peignant Dieu au plafond de la chapelle Sixtine dans le film "L'extase et l'agonie", 1965.
 
Au fil des siècles, de même que le pouvoir politique prenait le pas sur le pouvoir religieux au sein d’une société devenant majoritairement profane, et que l’artiste endossait les atours d’un créateur tout puissant, l’art s’est progressivement substitué à la religion. Un remplacement d’autant plus aisé que dans toutes les sociétés, les inventions esthétiques ont toujours été étroitement associés aux différentes formes de spiritualité. Si bien qu’à partir du milieu du dix-neuvième siècle, l’art est devenu, pour beaucoup, la valeur suprême, et les œuvres d’art le bien le plus précieux de l’humanité. 

 Un héros moderne
 
Considérée sous cet angle, la personne de Van Gogh constitue une figure exemplaire. Son caractère passionné, son investissement total dans la création, sa maladie mentale, sa mort précoce et énigmatique en font la quintessence du génie foudroyé, de l’artiste maudit cher à une imagerie romantique encore en vogue aujourd’hui. Une matière première de choix que la mythologie moderne du cinéma a relayé à de multiples reprises. 
 
 
Affiche française du film de Vincente Minelli consacré à Van Gogh, 1956.
 
Quand aux tableaux de la série des Tournesols, ils constituent tout naturellement, pour le grand public, l'incarnation du génie humain aux côtés des chefs d’œuvre de Léonard de Vinci, de Michel-Ange ou de Rembrandt. L'exemplaire exposé à la National Gallery, peint par Van Gogh pour orner la chambre de Gauguin lors de son passage à Arles, est estimé à plus de 84 millions de dollars.

L'aura
 
L’aura, ce halo de vénération qui entoure les œuvres, ce « voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs pendant des siècles », comme le formule Marcel Proust, est constitué par un ensemble d’effets psychologiques puissants, les effets intentionnels.
Ces effets agissent sur nous par le biais des intentions que nous attribuons de manière non consciente aux œuvres, de la même manière que les fidèles d’une religion attribuent des pouvoirs à certains objets consacrés et adoptent des attitudes particulières à leur égard. Ce n’est pas un hasard si on qualifie les musées de « temples de l’art ». On y entre avec respect, on y déambule en silence, on se recueille devant les œuvres et, parfois, on est saisi par une admiration qui nous plonge dans un état second, un mode de vigilance proche de l’extase mystique.
Ces croyances et ces comportements nous ont été transmis par des apprentissages scolaires et familiaux qui nous ont enseigné, parfois dès le plus jeune âge, la valeur supérieure des œuvres d’art, ainsi que l’intérêt personnel et social qu’il y a à les fréquenter.


Scène d'adoration de "La Joconde" au Louvre en 2018.
 
Si la présence matérielle de l’œuvre ou, éventuellement, sa reproduction est nécessaire pour susciter une expérience esthétique chez le regardeur, l’aura de sacré qui l’entoure est indépendante de sa présence.
L’extraordinaire réputation de La Joconde ne remonte qu’à 1911, date à laquelle elle fut volée par un artisan travaillant au Louvre. Jusqu’alors, elle poursuivait sa nonchalante existence, coincée entre d’imposants tableaux dans une salle consacrée à la peinture italienne. Mais sa disparition attira soudain plus de visiteurs que sa présence ne lui en avait jamais valu. Les dimanches d’automne 1911, on venait en famille au Louvre contempler l’emplacement vacant qu'elle avait laissé.

 
La place vacante laissée par le vol de "La Joconde" en août 1911.

L’aura qui entoure les œuvres est donc immatérielle mais, curieusement, elle peut parfois se mesurer avec un mètre ruban. La longueur de rayonnage que les livres consacrés à tel ou tel artiste occupent dans les librairies et les bibliothèques, ou le nombre d’occurrences d’une œuvre affiché par un moteur de recherche sont des manières objectives de quantifier leur aura. De même, l’importance des files d’attente, à l’entrée d’un musée en constitue un autre indice matériel. Tout comme les prix atteints lors des ventes aux enchères.
Ou l’importance de l’indignation que suscite un acte s’en prenant aux œuvres d’art.



File d'attente à l'entrée du Louvre.
 
L’aura précède la rencontre avec l’œuvre. Elle permet d’attirer et de mobiliser l’attention sur l’œuvre, de la mettre en saillance dans l’esprit du potentiel regardeur et fonctionne comme un dispositif attentionnel.
L’aura est comme l’auréole qui entoure le visage des rois ou des saints, ce procédé graphique destiné à les détacher du fond devant lequel ils se trouvent et montrer qu'ils n'appartiennent pas au même monde. On peut la comparer également aux trônes qui surélèvent les rois pour les placer au-dessus du peuple.
Il s’agit du moyen par lequel certains objets matériels sont transfigurés en œuvres d’art. Et une petite minorité d’entre eux en « chefs-d’œuvre de l’humanité ».


Giotto, détail du "Baiser de Judas", 1304-1306.

D’un point de vue pictural, La Joconde n’est pas plus réussie que La dame à l'hermine du même Léonard de Vinci ou que nombre d’autres peintures de la Renaissance. Les Tournesols de Van Gogh ne sont pas infiniment supérieurs à d’autres œuvres moins connues de la période impressionniste. Ce sont des circonstances historiques particulières, les mythologies associées à leurs auteurs et de complexes constructions sociales et économiques qui ont amplifié leur aura. Une exagération qui participe de la hiérarchie des valeurs sur laquelle sont bâties les sociétés occidentales et que les services de communication et les spéculateurs du monde de l’art entretiennent soigneusement à leur profit.
 
Indignations
 
Toutes ces raisons convergentes expliquent pourquoi s’en prendre à une œuvre d’art est perçu comme un acte sacrilège même si le support matériel ne subit aucune dégradation. Nombre de personnes, bien qu’elles n’aient jamais envisagé de visiter la National Gallery pour y voir Les Tournesols, se sentent sincèrement touchées au plus profond d’elles-mêmes. Ce qui les atteint, c’est le manque de respect envers des valeurs qu’elles placent au sommet de leur panthéon personnel, c’est que la spiritualité de l’œuvre d’art soit plongée dans la réalité prosaïque d'une soupe à la tomate.
 
L'art vaut-il plus que la nourriture ?
 
Les militantes de Just stop oil ont parfaitement saisi tout cela. Elles auraient pu projeter leur soupe sur l’une des innombrables marines qui peuplent les musées britanniques. Ce choix aurait été plus logique, même, pour dénoncer les atteintes au climat et aux océans. Mais l’aura de ces œuvres n’égale pas celle des Tournesols. Seule La Joconde, aurait pu faire une cible meilleure. Mais elle est désormais trop étroitement surveillée.

L’ironie, dans cette affaire, réside dans l’indignation qu’elle a suscitée. En effet, pour être efficace, l’acte de dénonciation nécessitait ce scandale. Mais l’action elle-même, au regard des mécanismes mentaux qui fondent l’aura, est bien loin de mériter l’opprobre. Au contraire. Le choix de la peinture de Van Gogh comme cible met en évidence sa valeur exceptionnelle.
De même qu’il fallait que La Joconde disparaisse pour qu’elle acquière son aura unique de chef d’œuvre indépassable, de même l’agression contre Les Tournesols offre une plus-value inattendue au prestige artistique de cette peinture et, très certainement, à sa cotation financière.

Pour en savoir plus

Sur l’édification du mythe Van Gogh :
Nathalie Heinich, La gloire de Van Gogh, Éditions de Minuit, 1992
 
Sur la manière dont l’art s’est substitué à la religion :
Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, La Découverte, 2015.
 
Sur ce que révèle le vol de La Joconde :
Darian Leader, Ce que l’art nous empêche de voir [Stealing the Mona Lisa], Payot & Rivages, 2011
 
Sur les effets intentionnels présents dans les œuvres d’art :
Alessandro Pignocchi, L’œuvre d’art et ses intentions, Odile Jacob, 2012.

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