Jeux de cadres


 
 

Ce qui fait la différence entre une image purement descriptive et ce que nous appelons une œuvre d’art, c’est la qualité d’attention que nous lui attribuons. En effet, l’attention peut être plus ou moins intense, mais aussi se manifester sous différentes formes, ou plutôt selon différents modes.

Le restaurateur qui examine un tableau pour estimer quel type d’opération est nécessaire fait appel à une attention focalisée, un mode d'attention qui lui permet d'analyser les endroits où il doit intervenir et de contrôler précisément ses interventions.
 
 
Restaurateur © Romoe Conservators Network.

Au contraire, l’amateur qui contemple une œuvre dans un musée en attend une satisfaction particulière : l’expérience esthétique. Cette expérience correspond à une forme d’attention "retardée" qui explore les différents aspects de l’œuvre, et convoque les multiples références, souvenirs et associations qu’elle peut évoquer, avant de "décider" si l’investissement dans cette tâche complexe vaut la peine d’être poursuivi.


Regardeurs, "The Last da Vinci", Nadav Kander, 2018.
 
Ce mode de vigilance singulier peut s’avérer très puissant, jusqu’à parfois emporter le regardeur dans un "état second". Mais il est également très fragile, surtout dans les premiers moments de son installation.

L’attention est, en effet, une faculté particulièrement versatile. Un mouvement, un signal visuel, un bruit inattendu – signes d’un potentiel danger – sont susceptibles de la détourner à leur profit.

C’est pourquoi les œuvres s’entourent de divers dispositifs destinés à concentrer et retenir notre précieuse attention. 

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Cadres

Le cadre qui entoure les peintures, dans la tradition occidentale, est le plus connu de ces dispositifs. Héritier des retables situés sur les autels des églises médiévales, il vise à faire converger le regard du spectateur vers l’espace du tableau et éviter qu’il ne s’en échappe. C’est une sorte de "puits attentionnel".
 

Peter Casteels, "Un port", 1673-74.

Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, cela s’avérait d’autant plus nécessaire que les murs des salles d’exposition étaient entièrement recouverts par une profusion de tableaux. Les images représentant les salles des musées et, plus encore, celles où étaient accrochées les œuvres durant les « salons », nous révèlent un incroyable empilement de peintures qui, toutes, rivalisent pour attirer le regard.  
 

Pietro Martini, "Exposition à la Royal Academy", 1787.

Giuseppe Castiglione, "Vue du grand salon carré du Louvre", 1861.
 
La nécessité du cadre n’échappait pas aux peintres. Manet en était bien conscient et laissait entendre que sans son cadre, la peinture n’était plus rien. Mais Degas, qui a été parmi les premiers à vouloir se libérer des lourdes dorures héritées des siècles passés, lui rétorquait que "le cadre est le maquereau de la peinture ; il la met en valeur mais ne doit jamais briller à ses dépens". Il préconisait donc des cadres sobres, parfois peints en blanc, qui n’écrasent pas les œuvres qu’ils sertissent, quitte à scandaliser les institutions et dérouter les collectionneurs qui s’empressaient de les remplacer par des modèles plus convenus.


Edgar Degas, "Dans les coulisses", 1874-1876.
 
Quelques années auparavant, les peintres anglais rattachés à la Confrérie Préraphaélite avaient déjà conçu, avec des artisans spécialisés, des encadrements simples dont les motifs légers s’accordaient au thème du tableau. Mais les recherches les plus poussées en la matière sont dues à Georges-Pierre Seurat qui peint ses cadres dans la continuité du tableau, mettant à profit ses recherches sur les couleurs et les contrastes simultanés pour amplifier l’effet de la peinture elle-même. 
 
 
Georges-Pierre Seurat, "Honfleur, un soir, embouchure de la Seine", 1886.
 
C’est au début du vingtième siècle, avec la naissance de l’abstraction moderne que le cadre commence à disparaître complètement. En 1915, Kazimir Malévitch expose ses peintures suprématistes sans aucun encadrement. Autre champion de l’abstraction, Piet Mondrian fera de même. En effet, comment mettre un cadre autour de ce qui n’est qu’un pur jeu de cadres ? 
 


Kazimir Malévitch, "Carré noir sur fond blanc", 1915.
Piet Mondrian, "Composition B (No.II) with Red", 1935.



Exposition de Kazimir Malévitch en 1915 et de Piet Mondrian en 1935.

Mais ce n'est pas parce que le cadre disparaît par cohérence avec le contenu du tableau que la nécessité d'isoler celui-ci de son environnement n'existe plus. Les accrochages vont donc progressivement s'aérer, l'espace qui sépare les œuvres jouant le rôle du cadre.



Exposition Piet Mondrian au Moma de New York en 1945.

Certains peintres sont très conscients de ce jeu avec l'attention des regardeurs et surveillent étroitement l'installation de leurs œuvres. Ainsi, non seulement Mark Rothko préconisait-il la hauteur d'accrochage des grandes peintures qui l'ont rendu célèbre, mais il recommandait aux spectateurs de se tenir à la distance idéale de 45 centimètres du tableau pour être aspiré par les surfaces colorées. 


Mark Rothko au musée Guggenheim de New York.
 
Avec la commande, en 1960, de quatre tableaux par les collectionneurs Duncan et Marjorie Phillips pour leur fondation, il aura la possibilité de concrétiser pleinement ses idées sur le rapport spatial aux œuvres en concevant lui-même le volume de la salle où ils seront accrochés. 


Salle Rothko, Phillips collection, Washington.

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Écrins

Cependant, les cadres et la distance qui sépare les œuvres sur les cimaises ne sont pas les seuls dispositifs mis en jeu pour contrôler l'attention du regardeur. L'environnement dans lequel s'inscrit l'accrochage constitue lui aussi un cadre, ou plutôt un écrin, qui prépare le spectateur. Au-delà de la salle de musée, tout est conçu dans l'architecture des bâtiments pour mettre le visiteur en condition. L'aspect majestueux des édifices — pyramide, temple grec ou vaisseau spatial — impose le respect. L'accès par des escaliers monumentaux, des passerelles suspendues, des halls pharaoniques signifient le passage dans un monde différent. L'atmosphère feutrée des salles nous indique qu'on se doit d'y évoluer avec le recueillement et la componction requises dans les lieux de culte.

Musées Met New York, Louvre Paris, Guggenheim Bilbao, Confluences Lyon.
 
Ces dispositifs spatiaux sont des effets intentionnels qui nous manipulent de manière le plus souvent non consciente, pour le meilleur (nous offrir un maximum d'atouts pour profiter des œuvres) ou pour le pire (créer un effet de stupeur sacrée face à des outils de distinction sociale). Ils préparent notre attention et l'amplifient avant même la rencontre avec l'œuvre. Car, on le sait bien, le regard qu'on porte sur une surface peinte dépend de son contexte. On ne lui accordera pas le même intérêt selon qu'elle se trouve parmi le bric-à-brac d'un brocanteur de marché, ou qu'elle nous observe, religieusement suspendue aux cimaises d'un temple de la culture.  
 
 
 

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Compositions

Fréquemment, aussi, le cadre se retrouve à l'intérieur de l’œuvre. Non pas physiquement, mais en tant que méthode de composition. C’est le cas, par exemple, des premiers plans qui encadrent la scène principale et resserrent l’attention sur celle-ci.

Francois Kollar, "La france travaille", 1931.

C'est le cas, également, des effets de clair-obscur où la distribution des lumières et des zones d'ombre enferme la scène à l'intérieur d'un halo de pénombre et dirige ainsi le regard sur les figures principales.


Georges de La Tour, "Saint-Joseph charpentier", 1645.

Edward Hopper, "Nighthawks", 1942.

C'est aussi ce qu'il se passe, de manière encore plus flagrante, lorsque les cadres deviennent la matière même des œuvres. Nombre de cultures ont eu recours à des enchâssements de formes géométriques comme principe organisateur des images et des architectures qu'elles produisent.
Les mandalas, cascades de cercles et de carrés enchâssés les uns dans les autres dans le but de guider le regard des adeptes durant la méditation, illustrent ce principe de manière spectaculaire.


Vajrabhairava mandala, dynastie Yuan, Chine.

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Architecture des musées, agencement des salles d’exposition, espace des cimaises, cadres autour des œuvres, effets de cadre à l’intérieur… Ce vertigineux emboitement de formes constitue lui aussi une sorte de mandala et nous montre, sans ambiguïté, l’importance cruciale que représente la gestion de l’attention pour la réception des images. En effet, quelque soit le sujet des œuvres, ce qui compte avant tout, c'est l'attention qu'on leur porte, la qualité de l'attention qui les rendra aptes à susciter cet état proche de la méditation qu'est l'expérience esthétique.

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Giulio Paolini, "Jamais vu", 2004-2005. 

  

Pour en savoir plus

Isabelle Cahn, "Les cadres impressionnistes", Revue de l'Art, 1987




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