Au printemps 1953, dans sa villa de Los Angeles, Aldous Huxley, le célèbre auteur du Meilleur des mondes, absorbe une petite dose de mescaline et, sous le contrôle du psychiatre Humphry Osmond, consigne minutieusement les effets que cela produit en lui.
Contrairement à ses attentes, il n’est assailli par aucune vision grandiose, aucune hallucination délirante. Mais tout ce qui tombe sous son regard – un bouquet de fleurs, sa bibliothèque, la haie au fond de son jardin – acquiert une présence, une luminosité et une intensité exceptionnelles.
Son expérience dure plusieurs heures qu’il occupe, entre autres, à feuilleter des ouvrages consacrés à la peinture. Il constate alors que l’amplification de ses perceptions trouve un extraordinaire combustible dans les drapés qui remplissent une surface considérable des tableaux de Botticelli, Piero della Francesca, Watteau, ainsi que dans d’innombrables peintures depuis l'époque de la Renaissance.
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Piero della Francesca, "La flagellation du Christ", 1455. |
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Sandro Botticelli, "Le printemps", 1478-82.
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Antoine Watteau, "La proposition embarrassante", 1715-16.
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Ce pouvoir de ravissement, Daniel Arasse le confirme dans l’une de ses Histoires de peintures, un demi-siècle plus tard.
Le célèbre historien de l’art y rapporte le choc que lui procure la vision du tableau de Fragonard, Le verrou, au moment où il voit l'original pour la première fois et découvre la partie gauche du tableau « faite uniquement de plis, de draps, de froissures ».
« Cela m’a fasciné, dit-il. J’avais là, devant moi, ce que Delacroix, je crois, a appelé ‘‘la silencieuse puissance de la peinture’’ »...
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Jean-Honoré Fragonard, "Le verrou", 1777. |
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Drapés, spirales et volutes
Aldous Huxley avait déduit de son expérience que les drapés remplissent le même rôle que les mandalas tibétains et les labyrinthes de l’époque médiévale. De même que ces figures géométriques constituent des supports pour la méditation, les peintres auraient utilisé de façon empirique les volutes des drapés pour capturer l’attention des regardeurs et ouvrir les portes de leur perception. |
Mandala tibétain et labyrinthe de la cathédrale de Chartres (photo Sylvain Sonnet). |
L’intuition d’Huxley concernant la capacité de certains motifs picturaux à agir sur le psychisme est restée dans l’ombre de la thèse principal de son livre relatant son expérience de la mescaline, Les portes de la perception. Pourtant, elle était porteuse d’une nouvelle manière d’appréhender les œuvres. Non plus seulement en raison de leur sujet, de leur valeur symbolique, de leur place dans l’histoire de l’art ou du génie de leurs auteurs mais, très concrètement, en fonction des dispositifs attentionnels qu’elles déploient pour interagir avec leurs regardeurs.
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Réédition anglaise de 2004.
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En effet, les drapés présents dans la peinture et la sculpture occidentale n'apparaissent pas par hasard. Héritiers de la sculpture grecque et romaine, ils constituent la déclinaison locale de l'immense répertoire graphique fait de courbes, spirales et volutes, que l'on retrouve un peu partout dans le monde et à toutes les époques, que ce soit sous la forme de peintures corporelles, de scarifications, de sculptures, de textiles, de vannages, de modénatures architecturales et, bien sûr, d'images abstraites ou figuratives.
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Sculpture grecque du cinquième siècle av. JC. Bijou scythe.
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Pétroglyphe de Nazca. Enluminure médiévale.
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Chapiteau du cloître de Moissac. Motif peint au sol pour la fête indienne de Pongal.
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Estampe japonaise. Masque maori.
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Outre l'exercice virtuose qu'ils permettent, les drapés constituent, dans le contexte de la peinture et de la sculpture européenne, une réponse « figurative » à la nécessité d’animer la surface des œuvres par une vibration optique destinée à capter puis à guider l’attention des regardeurs.
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Anne-Louis Girodet, étude pour une scène du "Déluge", 1806.
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L'efficacité
remarquable de ce dispositif visuel explique l'omniprésence des drapés,
même lorsque rien, dans le sujet d'une peinture figurative, ne les
justifie.
C'est le cas, par exemple, de cette lourde draperie, placée au
premier plan de L'astronome de Vermeer et qui occupe presque un quart de la surface du tableau. Un
savant n'aurait aucune raison d'encombrer sa table de travail d'un tel
tissu. Mais le peintre, oui. Car Vermeer, qui multiplie, en virtuose,
les dispositifs attentionnels dans ses œuvres, a compris tout le parti
qu'il pouvait tirer de tels entrelacs visuels.
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Johannes Vermeer, "L'astronome", vers 1668. |
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Lorsque, durant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les peintres se débarrassent de l'académisme et rejettent le mode de figuration qui faisait appel aux drapés à l’antique, ils n’abandonnent pas, pour autant, l'inépuisable répertoire de formes que constituent volutes, entrelacs et spirales. Au contraire, ils le réinventent et le rendent compatible avec la stylisation et l’aplatissement des surfaces qui caractérisent le tournant du siècle, aboutissant au style Art Nouveau qui pousse le paroxysme des courbes et contre-courbes jusqu'au vertige. |
Vincent van Gogh, "La nuit étoilée", 1889, Edvard Munch, "Le cri", 1893.
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Aubrey Beardsley, "La caverne du spleen", 1896, Hector Guimard, portail du Castel Béranger, 1895-98. |
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Gustav Klimt, "L'arbre de vie", 1909. |
C'est probablement cet aspect de l'Art Nouveau qui lui vaudra un regain d'intérêt auprès des mouvements de contre-culture des années 1960. Le vocabulaire des volutes et des spirales est alors qualifié de psychédélique et associé aux effets visuels des psychotropes. Rien de surprenant à cela lorsqu'on compare les motifs psychédéliques à ceux des productions visuelles des indiens huichol du Mexique qui ont gardé vivante la consommation rituelle du peyotl dont le principe actif est autre que la mescaline.
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Couverture du magazine Oz et pochette de disque de rock psychédélique.
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Peinture de fil Huichol.
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Comment ces jeux de forme agissent-ils sur l’attention ?
La vue d'une simple spirale, même en mouvement, est insuffisante pour plonger quiconque dans un état d'hypnose. Cet effet radical ne fonctionne qu'au cinéma.
Cependant, les illusions d’optique nous montrent que certaines géométries ont une incidence directe sur la perception et l’interprétation des signaux visuels par le cerveau. Ainsi, lorsqu’on regarde l'image ci-dessous, nous avons l’impression que les « serpents » sur lesquels notre regard n’est pas directement dirigé se mettent à tourner. L’explication de ce phénomène réside dans le fait qu’en vision périphérique, la durée de traitement par le cerveau des quatre couleurs utilisées n'est pas la même, ce qui perturbe le système d’appréciation du mouvement et induit une impression de rotation.
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Les serpents tournants d'Akiyoshi Kitaoka. |
Il est malheureusement impossible de décrire de manière aussi précise ce qu’il se passe lorsqu’on contemple une œuvre d’art. En effet, si on peut mener des expériences sur la perception de formes simples coupées de tout contexte, dès lors que les images atteignent le niveau de complexité nécessaire pour induire une expérience esthétique, il n'est plus possible d'isoler les différents paramètres qui entrent en jeu pour évaluer leurs rôles respectifs.
On ne peut pas, par exemple, remplacer l’enchevêtrement des draperies du Verrou de Fragonard par les lignes droites d’une armoire et comparer l’effet produit dans le cerveau des regardeurs. Si on se livre à cet exercice, plaisant mais absurde, on brise tout l'équilibre de la composition qui fait du tableau ce qu’il est, c'est-à-dire une totalité dont chaque élément entretient des correspondances avec les autres et avec l'ensemble de l'œuvre.
Cependant, la mise en évidence d’effets optiques incontrôlables sur la perception, associée à l'utilisation récurrente de spirales, volutes et entrelacs, nous fournit de sérieux indices sur le fait que ces motifs possèdent un incontestable pouvoir attentionnel. Probablement parce que les méandres qu’ils imposent au regard et la richesse des stimulations qu’ils fournissent au cerveau maintiennent l’attention en alerte, l’empêchant de résoudre trop facilement l’énigme de l’image et de s’échapper vers d’autres centres d’intérêt. |
Affiche de Saul Bass pour le film "Vertigo". |