Brève histoire du flou

  





Le flou n’existe pas de très longue date.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le flou n’est pas une caractéristique de la vision humaine défaillante. Mal voir n’est pas voir flou.
Ce n’est pas parce qu’on ne peut lire un texte trop petit, trop proche ou trop éloigné, qu’on le voit flou. Si on essaie d’oublier nos habitudes de langage et qu’on observe un tel texte attentivement, on se rend compte que son apparence n’est pas tout à fait celle d’une photo floue. 
D'ailleurs, s’il était possible de trouver une personne qui n’ait encore jamais été exposée à une image photographique et qu’on lui présente une photo avec certaines zones de flou, elle dirait simplement qu’elle voit plus ou moins bien ce dont il s’agit.
C’est ce qu’il se passait avant que la photo ne sature les esprits. Au dix-septième siècle, l’astronome et fondateur de l’optique moderne Johannes Kepler note que lorsque les "radiations" d’un objet ne se forment pas sur la rétine, "cet objet apparaît confus".
"Vague", "confus", "indistinct" étaient les termes encore employés au milieu du dix-neuvième siècle pour définir ce qu’on n’arrive pas à voir précisément.


Un âge de confusion
 
À cette époque, le terme "flou" existait bien, mais il s’agissait uniquement d’un terme technique utilisé dans la peinture. "Peindre flou" était le contraire de "faire sec" et, selon les manuels professionnels, permettait d’éviter "la dureté du passage de la lumière aux ombres".
Le fameux sfumato théorisé par Leonard de Vinci en constitue l’exemple le plus connu. Une façon de peindre "sans traits ou marques, dans une manière de fumée".
La comparaison entre le visage de la Vénus de Sandro Botticelli et celui de la Joconde de Léonard de Vinci nous permet de comprendre
aisément de quoi il s’agit.
 
Sandro Botticelli, "La naissance de Venus", 1484-85. Léonard de Vinci, "La Joconde", 1503-17.

*

Aussi étrange que cela puisse paraître, le flou est né de la possibilité de voir nettement ce qui ne l’est pas.
Au seizième siècle, la camera obscura, la chambre noire, se développe et se perfectionne. Elle repose sur un phénomène optique connu depuis l’antiquité. Un petit trou – le sténopé – percé dans la paroi d’une boite ou d’une pièce obscure, permet de projeter l’image de ce qui se trouve en face du sténopé sur la paroi opposée. 

Principe de la camera obscura.

D’abord utilisée pour des restitutions topographiques, les peintres s’emparent rapidement de ce dispositif optique pour dessiner, ou plutôt décalquer leurs modèles avec plus d’exactitude. Comme le montre le livre de David Hockney, Savoirs secrets, son utilisation se généralisera largement dans les siècles suivants. 
 
Un modèle de camera obscura très sophistiquée, gravure de 1769.

Il suffit de passer en noir et blanc un visage peint par Rubens, dessinateur virtuose, et celui du Musicien joyeux, de Gerrit von Honthorst, pour se convaincre que le "réalisme photographique" du second n'était pas possible sans l'aide d'une chambre noire.

Pierre Paul Rubens, "Scène pastorale", 1636-40. Gerrit von Honthorst, "Musicien joyeux", 1624.

Cependant, même équipée d’une lentille optique, la chambre noire produit une image peu précise et, surtout, qui possède une faible profondeur de champ. Elle ne restitue nettement qu’un seul plan du sujet, ce qui est devant ou derrière restant "vague, confus, indistinct".
Le flou était né. On pouvait l’observer. On travaillait même à le résorber en améliorant la qualité des optiques et en équipant les chambres de diaphragmes. 
 
Image obtenue par David Hockney avec un système optique disponible au dix-huitième siècle.

Pour la plupart des peintres, ce flou était, en effet, une nuisance qui obligeait à refaire la mise au point sur les différents plans du sujet au fur et à mesure qu’on le dessinait. Mais pour quelques autres, au contraire, il a visiblement constitué une source d’inspiration. 
On ignore si l’idée du sfumato a été suggérée à Léonard de Vinci par l’image imprécise de la camera obscura dont il traite dans ses carnets. Par contre, il est certain que, un siècle et demi plus tard, Johannes Vermeer utilisait un modèle de chambre noire pour préparer ses peintures. Non seulement plusieurs caractéristiques de la composition de ses tableaux le suggère mais, indice encore plus convainquant, il reproduit dans ses peintures des artefacts lumineux – des "cercles de confusion" – qui ne peuvent exister que lorsque la lumière a été diffusée par un système optique

Les points lumineux situés hors de la zone de netteté se transforment en cercles de confusion.

Cependant, Vermeer ne se contente pas de reproduire mécaniquement ces "gouttes de lumière" qui ne devraient apparaître que sur des endroits particulièrement brillants et situés hors de la zone de netteté. Il les déplace. Il en peint sur des endroits mats où ils ne pourraient pas se former, comme le pain sur la table de La laitière, ou les fils de La dentellière. Il est donc probable que, fasciné par les effets lumineux que procure une mauvaise mise au point, il les ait utilisés pour conférer à ses œuvres une vibration particulière, pour les faire pétiller de lumière. 
 
Johannes Vermeer, "La laitière", vers 1658.
 
Johannes Vermeer, "La dentellière", vers 1670.

Vermeer ne se contentait pas de peindre flou, au sens du vocabulaire classique de la peinture, il peignait le flou. Et, comme on peut le constater, il le peignait avec une grande précision.


Le net et le flou
 
La différence entre une chambre noire et un appareil photographique, c'est la possibilité de fixer l'image qui se forme au fond de la chambre. Le premier procédé largement diffusé permettant cet enregistrement, le daguerréotype breveté en 1839, restitue les images avec une précision extraordinaire. Cependant, cette finesse de rendu, qui assure son succès immédiat, suscite également des réserves. On lui reproche son excès de netteté, son incapacité à "éteindre les détails". En effet, les images produites sont des positifs directs – comme le seront les diapositives de la deuxième moitié du vingtième siècle – ce qui interdit toute intervention postérieure à la prise de vue, en particulier la possibilité de jouer sur le grain de l'image ou de laisser dans l’ombre et le vague certaines parties de la composition pour en valoriser d’autres.

Daguerréotype de Louis Daguerre, 1844.

Mais en Angleterre, à peu près à la même époque, une autre invention a vu le jour, celle du calotype mis au point par William Fox Talbot. Contrairement au daguerréotype, le calotype engendre un négatif qui devra être exposé dans un deuxième temps pour produire l’image positive.
 

Négatif et positif d'un calotype réalisé par William Fox Talbot, 1844.
 
De ces manipulations, il résulte une perte de définition qu’on n’aura de cesse de chercher à améliorer, tout en reconnaissant que, dans de nombreux cas, "l’objet est mieux rendu par le fait que l’ensemble du sujet manque un peu de netteté". 
Cette dialectique entre le net et ce que, à la fin du dix-neuvième siècle, on commence à appeler le flou, marque une bonne part de l’histoire de la photographie.
 
 
Le flou artistique
 
Dans une scène du film de Peter Weir, L’année de tous les dangers, des reporters de guerre en Indonésie examinent des photos de femmes indigènes nues. De manière quelque peu perverse, ils demandent à leur photographe local ce qu’il en pense. Mais celui-ci, les prenant à contre-pied ne porte pas de jugement moral. Avec finesse et humour, il replace le débat dans le domaine de l'analyse de l'image.
"Si c’est net c’est de la pornographie", déclare-t-il, "si c’est flou c’est de l’art". 
 
En effet, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les gardiens de l'institution des Beaux-arts considéraient que la photographie ne pouvait accéder au statut d’art à part entière car elle n’était qu’une restitution mécanique de la réalité. C’est pourquoi nombre de photographes, rassemblés sous l'étiquette de "pictorialistes" et revendiquant la dimension artistique de leur nouveau medium, vont s’évertuer à donner à la photographie des caractéristiques qui la rendent proche du dessin, de la gravure ou même de la peinture. 
Mettant à profit les possibilités offertes par le tirage d’un négatif original sur toutes sortes de supports photosensibles, ils vont déployer une pléiade de procédés destinés à produire une ambiance "picturale" : effets de clair-obscur, virages couleur, tirage sur des papiers texturés et, bien sûr, innombrables effets de flou.
Certains fabricants commercialiseront même des objectifs photographiques simples d’emploi et dits "artistiques" en raison de la faible netteté de l’image qu’ils produisent.  
 
Pictorialisme : Edward Steichen, "Flatiron", 1906.

Ironie de l’histoire, la photographie ne sera reconnue comme un art, et n'entrera au musée, qu’à partir du moment où elle assumera la simplicité de sa technique avec la straight photography. Une photographie "directe", sans effets ajoutés, qui produit des images claires et précises où le flou est banni, et qui sera à l'origine du "style documentaire", encore très influent aujourd'hui.
 
Style documentaire : Berenice Abbot, "Flatiron building", vers 1936.

*
 
À partir du milieu du vingtième siècle, la reconnaissance institutionnelle n’étant plus un enjeu, les photographes seront libres de jouer avec toutes les possibilités qu’offrent les techniques photographiques pour exprimer au mieux leur sensibilité et leur propos. L'extrême netteté n'est plus un problème, pas plus que le flou, que ce dernier soit lié à la profondeur de champ, au mouvement d'un élément de l'image ou même au bougé volontaire de l'appareil. 
 
Flou lié à la profondeur de champ : Saul Leiter, "Parapluie rose", années 1950.



 
Flou de mouvement : Alexei Titarenko, "Cité des ombres", 1992-94.

Flou de bougé : Thomas Ruff, "Barcelona pavilion", 2004.

D'ailleurs, flou et netteté fonctionnent souvent en complément l'un de l'autre. Ce sont des dispositifs attentionnels destinés à guider le regard vers les point forts de l’image, à faire alterner des plages d’intensité et de repos, mais aussi à surprendre le spectateur par des effets inattendus.
 
 
Leçons de flou
 
Faisons une petite expérience. Fermons un œil, plaçons notre index à une vingtaine de centimètres de notre visage et essayons de voir nettement notre doigt en même temps que le fond de la pièce où nous nous trouvons...
Exercice impossible. Nous devons choisir. Soit faire le point sur le doigt, soit sur le fond. 
Nous sommes confrontés à la question de la profondeur de champ qui n'autorise pas notre œil à voir, nettement et en continu, de quelques centimètres à l'infini. 

Illustration de la profondeur de champ.
 
Cette particularité optique a souvent été mise à profit par le cinéma pour créer des ambiances irréelles en associant, grâce à des objectifs spéciaux construits selon le même principe que les lunettes à double foyer, un gros plan parfaitement net et un lointain tout aussi défini.
 
Brian de Palma, "Les incorruptibles", 1987.
 
Mais le cinéma doit aussi composer avec des contraintes optiques dont il se passerait bien.  L’image numérique ignore le flou, par définition, puisqu'elle est une construction mathématique où l'imprécision n'existe pas. Néanmoins, pour "faire vrai", il est parfois nécessaire d'en ajouter, à postériori. 
Dans la scène ci-dessous, le poil du personnage au premier plan, ainsi que la forêt en arrière-plan, ont été floutés (avec même des cercles de confusion dans le feuillage) grâce au réglage de profondeur de champ de la caméra virtuelle intégrée dans le programme 3D. Sinon, la dissonance cognitive que cela ne manquerait pas de produire alerterait notre attention et nous interdirait de nous immerger sereinement dans la scène.
 
Mike Thurmeier, "L"âge de glace 5", 2016.
 
À l'inverse, avant l’époque du numérique, lorsqu’on voulait reconstituer un décor à échelle réduite pour des effets spéciaux, il fallait investir dans des maquettes bien plus grandes que ce que ce qui était nécessaire pour apporter la finesse de détail indispensable à la crédibilité. Et cela uniquement en raison des lois de l'optique régissant la profondeur de champ.
En effet, moins la distance entre l’œil (ou l’objectif de la caméra) et l’objet visé est grande, moins la profondeur de champ est importante. 
Dans une photo de rue, nous pouvons avoir, en même temps, la netteté sur un panneau de circulation placé à deux mètres de l'objectif et l’extrémité de la rue, distante de deux cents mètres. 
Avec une maquette réalisée au cinquantième, il s'avère impossible d’obtenir la netteté simultanément à quatre centimètres et à quatre mètres…
Or, ce manque de profondeur de champ serait aussi rédhibitoire que l'absence de flou dans un premier plan trop proche. On ne trompe pas aussi facilement notre cerveau. Il nous signalerait immédiatement que nous ne sommes pas dans le monde "réel" mais dans un trucage bon marché.

Tournage de "Superman 2", 1980.

Pour pallier, dans une certaine mesure, ce manque de profondeur de champ, certaines chambres photographiques professionnelles permettent de basculer à la fois le plan de l’objectif et celui du support du film (ou du capteur numérique). 
Utilisé à l'envers, ce procédé permet, non plus d'augmenter, mais de réduire la profondeur de champ. 
Cette méthode a parfois été employée dans la photo de portrait, pour isoler le visage du fond, ou faire émerger du flou une seule partie du visage. 
Mais dans les années 2010, cette technique, rendue très populaire sous le nom de tilt-shift, a été utilisée en association avec des vidéos accélérées, produisant de spectaculaires effets de miniaturisation dans lesquels les villes semblent des maquettes et les humains des personnages de Lego
 
Sam O'Hare, "The sandpit", 2010.

Pour peu que le sujet et son cadrage s'y prêtent, cet effet de tilt-shift, normalement réalisé avec un matériel sophistiqué, peut être simulé simplement par un effet de flou progressif vers les bords de l'image. 
On peut ainsi, par exemple, métamorphoser une vue plongeante sur le tramway de Tokyo en maquette de train électrique. 


Application d'un flou progressif simulant l'effet de tilt-shift

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Cette utilisation ludique du flou nous révèle que notre cerveau sait admirablement mettre à profit les limites optiques de l'œil. L'expérience acquise au fil des années lui permet d'estimer précisément les distances et les proportions, en raison de la plus ou moindre grande netteté de l'image qui se forme sur la rétine. 
Cela s'effectue très rapidement et d'une manière complètement non consciente. Mais l'image photographique, en créant des trompe-l'œil qui restituent le flou avec précision, nous permet d'entrevoir l'extraordinaire processus qui est alors à l'œuvre.


Pour en savoir plus 

David Hockney, Savoirs secrets, Seuil, 2001 et  documentaire de la BBC

Daniel Arasse, "Vermeer fin et flou", in Histoires de peinture, Folio, 2006, podcast France Culture

Pauline Martin, Le flou et la photographie, Presses universitaires de Rennes, texte en ligne

Blowup, Le flou au cinéma, Arte télévision, replay

Sam O'Hare, The sandpit, 2010, video en ligne

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