Paysage avec smartphone

 
 


 
 
En 2013, l’artiste coréen Kim Dong-Kyu retouche une série de tableaux emblématiques de l’art occidental pour y insérer des smartphones et autres objets connectés. Ce projet, intitulé ART x SMART, a pour objectif de souligner combien ces appareils ont transformé notre vie quotidienne et bouleversé des valeurs autrefois considérées comme majeures.

Kim Dong-Kyu, d'après "Vieil homme en pleurs" de Vincent van Gogh.

La plupart de ces détournements trouvent leur drôlerie dans le dérisoire des situations. 
Ainsi, la raison du désespoir du Vieil homme en pleurs de Vincent van Gogh tient au fait qu’il a brisé l’écran de son téléphone. 
Quand à la rage cannibale de Saturne dévorant un de ses fils, de Francisco de Goya, elle s’explique par le fait qu’il ne trouve pas de prise pour recharger son appareil.

Kim Dong-Kyu, d'après "Saturne dévorant un de ses fils" de Francisco de Goya.

Cependant, d’autres images produisent un effet bien plus complexe que la simple satire sociale.
Le paysan, qui a interrompu les travaux des champs à l’appel de L’angélus, ne se concentre pas sur une prière intérieure comme le fait sa femme. La faible lumière qui l’éclaire nous indique qu’il est en train de consulter ses messages. 

Kim Dong-Kyu, d'après "L'angélus" de Jean-François Millet.
 
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, de Caspar David Friedrich, n’éprouve plus, comme dans l'original, le vertige du sublime face à l’immensité et à la puissance du paysage qui se déploie devant lui. Il sort son smartphone, et prend une photo. 
 
Kim Dong-Kyu, d'après "Le voyageur contemplant une mer de nuages" de Caspar David Friedrich.


Des images ambigües
 
Les détournements des tableaux de Van Gogh et de Goya restent dans le domaine de la plaisanterie, tant les objets contemporains rajoutés paraissent dérisoires par rapport aux réactions qu'ils semblent provoquer. Par ailleurs, leur style et leur collage sommaire les rangent d'emblée dans le champ de la caricature. Passé l’effet de surprise et l’amusement qu’elles provoquent, il reste peu de choses de ces images. 
 
Il en va autrement avec L'angélus de Millet et Le voyageur de Friedrich.
En effet, les situations que mettent en scène ces détournements sont, de nos jours, tout à fait banales. Nous avons tous consulté notre téléphone à des moments où cela n'aurait pas dû être le cas. Nous avons tous eu le réflexe de prendre des photos d'un paysage qui nous saisissait plutôt que d'apprécier simplement la qualité du moment. 
D'autre part, la finesse des retouches insère parfaitement les appareils connectés dans l’œuvre originale.  
Si bien que, hormis l’anachronisme, nous pourrions ne rien trouver de surprenant à ces images rectifiées.
 
 

Il en résulte une sorte de trouble cognitif. Nous nous laissons d'abord prendre par la force des images avant de réaliser que quelque chose ne va pas. L'amorce d'une expérience esthétique est interrompue par le doute concernant les composantes et les intentions des œuvres. Il s'ensuit un clignotement attentionnel, comme lorsque nous voyons alternativement deux animaux différents dans la célèbre "image ambigüe" du canard-lapin.

Le canard-Lapin, illustration anonyme, 1892.
 
Cependant, les détournements de Millet et de Friedrich par Kim Dong-Kyu ne fonctionnent pas tout à fait comme l'image du canard-lapin. 
Alors que ce dernier se contente d'illustrer de manière fonctionnelle le fait que notre attention ne peut se focaliser consciemment sur deux choses en même temps, la subtilité des retouches apportées à L'angélus et au Voyageur ne détruit pas le potentiel esthétique des œuvres originales et nous autorise à nous laisser emporter par leur qualité. Nous pouvons alors percevoir simultanément les deux états des tableaux. En effet, le mode d'attention particulier de l'expérience esthétique nous permet, à la fois, d'intégrer la dimension consciente de la satire et celle, non consciente, par laquelle nous nous réapproprions les œuvres en les réinventant en nous-même.
 
 
Illusions cognitives

En 2016, après une visite au Rijskmuseum d’Amsterdam, Tim Cook, alors directeur général d’Apple, déclare avec un demi-sourire qu’il vient de voir la toute première image d’un iphone. Elle se trouve dans un tableau de Pieter de Hooch, daté de 1670.
 
Pieter de Hooch, "Intérieur", 1670.

Tim Cook n’est probablement pas le seul à avoir vu un iphone dans cette peinture. L’image d’une personne consultant son téléphone mobile est tellement commune, de nos jours, que toute situation qui s’y apparente est interprétée comme telle. Dans un premier temps...
En effet, percevoir une image ne consiste pas simplement à enregistrer des informations lumineuses. Celles-ci doivent être traitées par différents systèmes cognitifs qui en construiront progressivement le sens. Ce travail nécessite un certain temps – quelques centièmes de seconde. Si bien que, pour des raisons d'efficacité, le cerveau anticipe le résultat en nous présentant une image mentale provisoire. Cette image correspond à ce qui est le plus probable, c'est à dire, en général, ce qui est le plus fréquent, ou ce qui concerne les préoccupations du moment...
Puis, le cerveau ajuste son hypothèse en la confrontant aux informations qu'il continue à recevoir, tant par l'œil (les détails de la surface peinte), que par ses capacités d'analyse internes (la faible probabilité de la présence d’un smartphone au dix-septième siècle). Ce qui lui permet d’établir, dans un deuxième temps, le fait qu’il s’agit d’Un homme tendant une lettre à une dame dans l’entrée d’une maison
 
Pieter de Hooch, "Un homme tendant une lettre...", détail, 1670.

*

Le vacillement des certitudes produit par ces anachronismes, volontaires ou involontaires, retarde l'interprétation de ce que l'on voit. En cela, cet effet nous aide à comprendre comment nous construisons le sens des images, et comment celles-ci manipulent notre type d’attention, nous conduisant, selon le cas, à une réflexion consciente (sur la place des smartphones dans nos vies), un rire imprévu (devant la réaction disproportionnée de Saturne), ou à une expérience esthétique plus ou moins profonde (face à l'Angélus et au Voyageur).

 
Peindre avec les doigts

Les smartphones, en contribuant au fractionnement de l'attention par leurs permanentes sollicitations, sont de graves perturbateurs d'expérience esthétique. Mais ils peuvent aussi, comme beaucoup d'instruments à double tranchant, être une source de création. 
 
En tant qu'appareils photos, tout d'abord, car leur présence permanente peut en faire un équivalent du petit Leica d'Henri Cartier-Bresson – un appareil qui accompagnait le photographe en toutes circonstances – mais qu'il n'utilisait qu'avec la plus extrême circonspection, pour saisir "l'instant décisif", ce moment privilégié où tous les éléments d'une situation s'assemblent devant l'objectif en une composition parfaite.

Henri Cartier-Bresson, "Madrid", 1933.

 Les smartphones sont des caméras, aussi. Leurs capacités permettent à tout un chacun de devenir cinéaste, et aux cinéastes de faire des films lorsque les conditions économiques où politiques les en empêchent.
 
Affiche du film de Jafar Panahi réalisé lorsque celui-ci était frappé d'une interdiction de tourner, 2011.

 Un smartphone, c'est, enfin, un nécessaire complet de peintre – toile, pinceau et pigment – qui permet à tous, professionnels ou non, de retrouver le bonheur d'enfant de peindre avec les doigts.
 
David Hockney, "iphone painting", 2009.
 

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